Portrait

Emouvance : 20 ans, 35 bougies

A l’occasion des 20 ans du label Emouvance, fondé et dirigé par le contrebassiste Claude Tchamitchian, retour sur un parcours et quelques disques marquants.


En 1994, le contrebassiste Claude Tchamitchian fonde Emouvance. Vingt ans plus tard, toujours actif, ce label peut se flatter d’un beau parcours : un coup d’œil au catalogue dresse le portrait d’une esthétique musicale libre. Cette aventure est le parfait exemple de ce que ce type de structure peut permettre lorsqu’elle est mise au service d’une volonté artistique déterminée.

Imaginons que la fonction déteigne sur l’homme. A force d’être le garant des fondations harmoniques et rythmiques d’un groupe, la contrebasse porte au sens des responsabilités. Alors pour le musicien, autant franchir le pas et assurer son indépendance artistique.

C’est cette idée qui, peut-être, a traversé l’esprit de Claude Tchamitchian quand, pour les besoins de son septet de l’époque (le premier Lousadzak), il crée Émouvance. L’objectif est de développer sa musique dans les conditions qu’il aura lui-même définies. “Lousadzak” en sera la première référence. Acte symbolique et annonciateur : le mot signifie “émergence de la lumière” en arménien et aujourd’hui encore, l’orchestre, après plusieurs évolutions (le Grand, le New, l’Acoustic Lousadzak), continue d’entremêler son existence à celle du label auquel il reste attaché comme les muscles au squelette. Ajoutons à cela que certains des musiciens qui participaient au septet d’origine sont vite devenus des familiers de la maison.

Ce qui était au départ une nécessité émancipatrice, en effet, s’est vite avérée être une formidable ouverture sur des amitiés musicales trop peu entendues par ailleurs. Toute une constellation d’artistes, parmi les figures majeures de ces dernières années, collaborent à des projets qui s’entrecroisent et développent ramifications et résonances, signe d’une vitalité évidente. Nul mouvement, nulle école pour autant, mais un élan qui se cristallise autour d’un partage de valeurs musicales et humaines. Des relations qui, d’ailleurs, s’épanouissent au long cours. Pour Stéphan Oliva (piano), par exemple, pas moins de six participations (Grand Lousadzak, un duo avec François Raulin, dans l’Octet de Jean-Pierre Julian, Aänet). Daunik Lazro, quant à lui, participe également à l’aventure des Lousadzak (le Grand puis le New) et donne avec Zongbook un émouvant solo. Et ainsi de suite.

Chaque voix a son propre caractère, et si Tchamitchian écoute les futurs disques lors de leur conception, c’est en conseiller artistique qui donne son point de vue mais laisse carte blanche. Majoritairement orientés vers les musiques improvisées et le jazz le plus libre, les enregistrements sont parfois aussi des œuvres d’écriture - citons (L’opus incertum on C… de Jean-Pierre Julian ou le prochain Acoustic Lousadzak). Parfois, on y trouve de la musique traditionnelle arménienne. Le kamantcha, le zarb s’ajoutent ainsi à la panoplie d’instruments représentés : piano, saxophone, clarinette, guitare électrique bien sûr… et jusqu’à l’harmonica, qui ouvre le poétique Welcome de Raymond Boni, autre album solo. Ces derniers (neuf au total, pour l’heure) sont parmi les plus représentatifs du label. Ils y trouvent une terre d’accueil où chacun peut laisser épanouir et se déployer sa sensibilité. De Boni à Lazro, en passant par le très beau From Scratch de Guillaume Roy ou Another Childhood de Tchamitchian lui-même, tous sont de magnifiques portraits d’un musicien confronté à lui-même. L’apparente aridité de l’exercice ne doit cependant pas décourager, car ils témoignent de l’esprit d’une époque et écrivent des plages denses et graves, loin de l’évanescence des modes.

Quand, de nos jours, le terrain de jeu laissé à ces musiques se réduit un peu plus, le militantisme d’Émouvance est à noter. Il se double de surcroît d’un principe d’édition simple : donner à ces individualités fortes une visibilité (toutes les pochettes répondent à la même charte graphique) et des conditions de diffusion idéales. La complicité qui se tisse avec le studio La Buissonne (où la plupart des albums sont réalisés) est une preuve supplémentaire. Gérard de Haro est de ces ingénieurs du son qui s’évertuent à rendre à chaque instrument la richesse de son grain, et à restituer le toucher du musicien. Car la musique est une forme vivante, qui vibre dans le monde présent ; et si elle est enregistrée, c’est ici dans des conditions proches de la scène où elle a avant tout sa place. Depuis quelques années en effet, des propositions transdisciplinaires et scénographiées s’ajoutent aux réalisations discographiques que signe Tchamitchian. Elles en sont le complément et le prolongement. Quatre spectacles ont ainsi été créés (« Lumières d’Etchmiadzine », « Les Dieux doivent mourir », « Il dit » et « Neige rien »)

Implanté à Marseille (ce qui est déjà un signe en soi. Là encore, on crée là où on habite), trois personnes font fonctionner l’ensemble et une gestion intelligente permet la pérennité de la structure : les tirages sont calculés, la disponibilité longue est la meilleure alliée du disque. Cet artisanat d’art a donné naissance à trente-cinq références à ce jour.

Sans être un modèle, Emouvance a participé, durant la décennie 90 à poser les prémices d’un nouveau mode opératoire plus largement répandu aujourd’hui : une implication totale, à partir de structures légères, des musiciens eux-mêmes dans le champ de production afin de maîtriser toute la chaîne artistique, de la création à la diffusion. Pour ne citer qu’eux, au tournant des années 2000, Yolk à Nantes (fondé par les musiciens Alban Darche, Sébastien Boisseau et Jean-Louis Pommier) a fait - et continue à faire - la même chose. Plus récemment, le collectif Tricollectif (Théo et Valentin Ceccaldi, Roberto Negro, etc.) évolue peu ou prou autour des mêmes dynamiques.