Chronique

Ensemble Art Sonic

Le bal perdu

Joce Mienniel (fl), Sylvain Rifflet (sax, clar), Sophie Bernado (basson), Cédric Chatelain (hautbois), Baptiste Germser (cor), Didier Ithursarry (acc)

Label / Distribution : Drugstore Malone

Les illusions se perdent, les pas aussi, dans certaines salles. La peine et le pain, béni ou non, sont souvent perdus.
Et les enfants. Les années. Les amours et les guerres sont perdues aussi.

Mais le petit bal du samedi soir, non.
Il n’est pas perdu pour tout le monde, ce petit bal.
Aussi, après un répertoire original et pictural (Cinque Terre), un orchestre éphémère unique au monde (Art Sonic augmenté d’un clavecin, d’un célesta, d’un Cristal-Bechet, de percussions à eau) les cinq soufflants du quintet revisitent avec humour et déhanché un répertoire de valses et de ritournelles que toute personne vivant en France a entendu, connu, reconnu. La figure centrale de Jo Privat a été le déclencheur du projet pour le flûtiste Joce Mienniel et il s’est penché sur ces valses, ces javas pour en proposer des arrangements suffisamment solides pour être interprétés au basson, au cor ou au hautbois. Le saxophoniste et clarinettiste Sylvain Rifflet et le corniste Baptiste Germser ont également proposé quelques arrangements de leur plume. Et ces apaches-là, les valses musettes, ils les connaissent sur le bout des doigts.

Que trouve-t-on vraiment dans ce disque ? Il serait vain de le résumer à quelques noms d’accordéonistes, au risque d’ailleurs de faire fuir les allergiques à l’instrument (il y en a paraît-il). On peut tout aussi bien pointer les compositions de Serge Gainsbourg, Django Reinhardt ou Aldo Romano. Rejouer le drame « Le jazz et la java ». On peut caresser la gouailleuse dans le sens du gosier et aligner le répertoire de circonstance : Bourvil, Vian, Nougaro et Minvielle. On est bien aussi entre gentlemen.

Il ne s’agit pas de se piquer de snobisme - il n’y a que les croches de la java qui sont piquées – mais ces mélopées entraînantes ne prennent pas la poussière. Après tout, c’est l’essence même des standards du jazz que d’être composés pour les comédies musicales, les vaudevilles, les dessins animés et tout autre support friand de mélodies entêtantes, universelles, joyeuses ou mélancoliques. Ici, dans notre sphère culturelle franco-musette, c’est la valse qui prime. Prenons par exemple la magnifique complainte « Il Camino », composée par le batteur Aldo Romano, jouée par Michel Portal et chantée par Claude Nougaro sous le titre « Rimes ». Voilà typiquement le genre de voyage dont on parle ici. Une œuvre du répertoire jazz, un standard mais aussi une chanson, une valse musette (à 5 temps celle-ci), qui passe d’un genre à l’autre, avec ou sans parole et dont personne ne se rappelle la provenance mais que tout le monde connaît.

Que ces chansons éternelles servent de trame au répertoire d’Art Sonic ne choquera personne, on a mieux à faire. Comme écouter la finesse des arrangements aériens – ici, tous les instruments respirent - ou apprécier la tension décontractée qui tient l’édifice.
Ce n’est pas parce que Art Sonic est un quintet à vent contemporain qu’il ne peut pas faire tourner les têtes et flamber les Montalbanaises. Ce n’est pas parce que Didier Ithursarry déplie son accordéon dans des contextes souvent plus aventureux qu’il ne peut pas prétendre assumer l’héritage de Gus Viseur, Jo Privat et tous les pianistes à bretelles de l’Hexagone.
Et c’est aussi rendre justice à ces compositeurs d’antan que de magnifier leurs chansons. Les valses qui constituent l’essentiel du répertoire en question sont construites en trois parties : un thème (comptez 32 mesures en moyenne), un pont (mettez-y 16 mesures) et un trio (on repart sur 32 mesures en général).
Le thème, c’est ce que tout le monde chante. Le pont, c’est quand l’accordéoniste joue vite des trucs acrobatiques pour montrer que c’est lui le cador. Et le trio, c’est le moment où l’on emballe la belle.
Alors, ces chansons, Joce Mienniel et Sylvain Rifflet, les ont choisies en partie parce que les trios étaient particulièrement jolis. Lents ou rapides, gais ou tristes, mais beaux. Avec un brin de nostalgie.

On sait compter les temps d’une valse, Jacques Brel le faisait très bien. En général, on s’arrête à trois. Mais sans pour autant le faire en deux temps–trois mouvements, Art Sonic propose, à six, les dix-huit titres que voici. Trois temps, six musiciens, dix-huit titres : le compte est bon et le bal n’est plus perdu, il est gagné.