Scènes

Errobiko Festibala 2007

A Itxassou, le jazz est l’un des affluents de la Nive…


Du 19 au 21 juillet, un de ces festivals sans cravate où artistes et public ont le droit de divaguer en liberté.

La Nive, « Errobi » en basque, c’est ce torrent qui naît près de Saint-Jean Pied de Port, en Basse-Navarre, et qui traverse tout le Labourd pour se jeter à Bayonne dans les bras de l’Adour.

Errobiko Festibala, en basque, c’est le Festival de la Nive. D’aucuns disent « chez Beñat », et ce n’est pas tout à fait faux.

« Âme fondatrice » et directeur artistique de l’événement depuis douze ans, Beñat Achiary reçoit le public comme on accueille des amis à la maison. Plusieurs centaines d’amis inconnus, venus du monde entier. Il parle avec chacun, se démultiplie, s’ubiquite. Il chante, lit, marche, parle, se trompe dans le planning, joue du tambour, marche encore, écoute, rit, observe, mâche de la propolis, confectionne des oiseaux de papier… comment dit-on « généreux » en basque ? Entre générosité et exigence artistique, Beñat Achiary refuse de choisir. Il veut tout, prend des risques, et vous donne tout. Un exemple ? La conférence-débat entre Edouard Glissant et Bernardo Atxaga sur le thème « La transmission, l’oralité, l’espace du tout-monde », cela pourrait n’être qu’une conférence à deux voix donnée par deux autorités morales et littéraires. Au pied de l’Artzamendi, cela devient aussi un concert où une chanteuse antillaise, Yane Mareine, et un chanteur basque (devinez qui ?) incarnent tour à tour le propos des écrivains.

Le jazz dans tout ça, nous direz-vous ? Il est vrai : Errobiko Festibala n’est pas un festival de jazz. Pas plus qu’un festival de musique. C’est un festival d’arts vivants où ruissellent la littérature, la poésie, les arts plastiques, la photographie, la danse, le chant… et le jazz. Comme autant d’affluents de la Nive.

Parmi les multiples galets polis par ces petits torrents, nous avons fait une cueillette éclectique. On sait, au Pays Basque, que les frontières sont faites pour être traversées. Notre choix s’en ressent :

  • Les conférences-spectacles, telle celle donnée par Edouard Glissant, poète philosophe - à moins que ce ne soit l’inverse - natif de Martinique, théoricien du « tout-monde », avocat de « l’harmonie des différences, et non des semblables », et Bernardo Atxaga, représentant majeur de la littérature basque contemporaine [1].
  • L’impressionnante prestation vocale a capella de Yane Mareine digne héritière de Toto Bissainthe, et celle de Beñat Achiary chantant Iruten Ari Nuzu, un chant traditionnel basque.
  • Le lendemain, vision ironique : Edouard Glissant grignotant des accras de morue devant un spectacle antillais très « folkloriste » (« le stéréotype, ce trente-cinq tonnes qui me fonce droit dessus à tombeau ouvert » - Bernardo Atxaga).
  • La bibliothèque « nomade » plantée dans le pré d’Atharri, garnie de livres de poésie, de littérature et de paix, lieu de pauses silencieuses où l’on est libre de s’ébattre à sa guise dans les oeuvres comme les « pottoks » (poneys) sur les pentes des montagnes toutes proches.
  • La soirée « Mémoire Vivante de Gernika », soixante-dix ans tout rond après la première expérimentation de massacre industrialisé de populations civiles dans l’histoire de l’(in)humanité : 2000 morts environ. Avec comme point culminant la lecture d’un poème de Bernard Manciet, « Lo Dider de Guernica », en traduction française, puis en traduction basque accompagnée par une improvisation de Beñat Achiary (avec un final sur un chant diphonique de gorge à tomber par terre) :

"vous avez enfin le printemps à Guernica ? /
les grappes de merisier font des bonds de sept mètres /
nos merisiers portent des grappes d’enfants"

  • la création Desapartactions de One More Language : Francesco Forges (piano, voix), Shinobu Kikuchi (voix, violon, piano, shamisen), Jesus Aured (accordéon, voix), Carlo Rizzo (tambourins, voix) : un projet touffu, de prime abord hétéroclite par les origines, l’instrumentation, le répertoire (des compositions propres, des traditionnels), les influences (jazz, musiques populaires, improvisation) et au bout du compte, une belle synthèse en forme de plaidoyer vivant pour l’harmonie des différences chère à Edouard Glissant. De la très belle ouvrage.
  • la répétition champêtre, dans un coin du pré d’Atharri, du groupe Nejma.
  • la vision féérique, dans une chênaie au sol piqué d’étoiles, d’une chorégraphie où un homme, deux femmes et un chêne centenaire ont dansé ensemble sur les sonnets de Shakespeare.
  • les talo ta xingar, qui vous ont toujours un petit goût de régression culinaire, même si vous n’aimiez pas ça quand vous étiez petit…

Enfin, le bouquet final du samedi soir :

  • un somptueux duo piano-voix de Beñat Achiary et Michel Queuille, entre tradition, jazz et improvisation, comme une introduction progressive au déferlement protéiforme qui allait suivre :
  • le Chao(s)péra de Bernard Lubat et Edouard Glissant, oratorio ô combien profane. Dans le « mur à gauche » d’Atharri converti en théâtre presque élisabéthain (public sur trois côtés de la scène et même assis par terre à un mètre des musiciens), un Lubat démiurge joue du piano, distribue la parole, la musique, les calembours, la poésie, se fait dépasser par ses troupes, revient au piano, repart au carton… une tempêtueuse recréation du monde, entre Michel-Ange à l’envers - c’est l’homme qui crée le divin - et foutoir organisé, où émergent les individualités comme des récifs ou des ports d’attache : Glissant, rocher inébranlable ; Achiary, déferlante ; Etxekopar, merle moqueur…

Le spectacle s’achève par un émouvant retour à la « profondeur », Mixel Etxekopar en « bertsolari » improvisant en langue basque selon une tradition séculaire des couplets de circonstance en l’honneur des musiciens, de l’organisation et du public.

On dit qu’entre Itxassou et Cambo, la Nive charrie parfois des fragments de grenats. Des pierres transparentes, limpides, d’un rouge sombre et profond. Nous ne sommes pas loin de le croire.

par Diane Gastellu // Publié le 3 septembre 2007

[1si vous n’avez pas encore lu Obabakoak, aucun souci, c’est traduit en 26 langues, dont le français, et disponible en librairie. Mais ne remettez pas sans cesse à demain !