Scènes

Festival Jazzycolors 2008

Haut en couleurs, Jazzycolors fait désormais partie intégrante de la « jazzosphère » parisienne et du « jazzenda » automnal. Pour la sixième année consécutive, douze pays ont uni leurs efforts pour proposer treize concerts dans quatre centres culturels étrangers de Paris.


Jazzycolors fait désormais partie intégrante de la « jazzosphère » parisienne et du « jazzenda » automnal. Pour la sixième année consécutive, douze pays ont uni leurs efforts pour proposer treize concerts dans quatre centres culturels étrangers de Paris.

Avec des groupes venu des quatre coins du monde, la programmation de Jazzycolors 2008 est des plus éclectiques : de la Corée au Canada, du « mainstream » au free, de l’instrumental au vocal, des « jeunes qui montent » aux vieux briscards confirmés, de la rive gauche à la rive droite… Il y en a pour tous les goûts et à des prix défiant toute concurrence !

Depuis deux ans la présidence du festival est hongroise ; c’est donc logiquement à l’Institut hongrois de Paris que revient l’honneur d’inaugurer l’édition 2008 de Jazzycolors… Après un petit dialogue amusant qui voit András Ecsedi-Derdak et son homologue serbe Vladimir Marinkovic jouer à Dupond et Dupont, le parrain historique de Jazzycolors, Daniel Humair, présente ses dernières réalisations en tant que… peintre.

L’équipe de Jazzycolors a, en effet, eu la bonne d’idée d’associer le concert d’inauguration à une exposition de quelques-unes de ses œuvres. A une série de trois tableaux s’ajoutent trois tapisseries. Humair n’a troqué ni ses pinceaux ni ses baguettes contre le crochet mais a fait réaliser ces dernières à Aubusson à partir de ses cartons. L’une a été faite à la main, les deux autres réalisées par un métier à tisser unique au monde, piloté par ordinateur. C’est ce que nous apprend Humair, visiblement passionné. Pour ce qui concerne le festival, à partir de 2008 il laisse le soin à Bojan Z de prendre la relève. C’est un verre de champagne à la main que l’audience célèbre cette passation de pouvoir… en attendant la musique.

Bojan Z à l’Institut hongrois de Paris, le 18 novembre 2008

Installé depuis 1986 dans une belle maison du XVIIIe, rue Bonaparte, l’Institut hongrois de Paris abrite une salle de concert élégante : il est assez rare d’écouter un concert de jazz sous une belle verrière, dans des fauteuils cossus et sur un parquet (en pointes de Hongrie bien sûr !)… Malheureusement l’absence de gradins rend la visibilité médiocre. En revanche l’acoustique est plutôt chaleureuse et si le Steinway n’a sans doute pas le coffre du Fazioli « habituel » de Bojan Z, en tous cas il est fidèle à la réputation du facteur.

Bojan Z © Patrick Audoux
Bojan Zulfikarpasic

Le concert solo de Bojan Z s’articule principalement autour du répertoire de Solobsession et d’inédits. Il entame d’ailleurs le set par deux créations, sans titre pour l’instant. La première joue sur des ostinatos entêtants et des variations rythmiques qui rappellent fortement la musique contemporaine. La seconde baigne dans une atmosphère balkanique, avec un brin de nostalgie. Loin de la mode « world music », mais proche des musiques du monde, Bojan Z tient à rendre hommage au défricheur Don Cherry avec « Multi Don Kulti ». Le pianiste serbe a enregistré cette composition en quartet sur Yopla ! et en solo sur Solobsession. Le morceau commence par des questions-réponses entre les cordes et le claviers puis s’installe dans une « atmosphère africaine » à dominante rythmique. Vient ensuite une composition originale tout à fait dans l’air du temps puisqu’elle dénonce la cupidité environnante : « Greedy ». Bojan Z la développe autour d’une ambiance bluesy. Après un « Solobsession » vif et nerveux, il interprète un émouvant « Don’t Buy Ivory Anymore », composition d’Henri Texier écrite « contre » le piano, ironise Bojan Z. Pour terminer, l’artiste part d’un morceau traditionnel bulgare et le transforme en une de ces pièces amusantes dont il a le secret : « Laissez nos villageois ». Les deux bis, à défaut d’être en forme de poire, n’en demeurent pas moins des concentrés de groove et de vitamines !

Toujours aussi énergique, tendue et personnelle, la musique de Bojan Z n’a pas finit de marquer son époque, et la « standing ovation » qui salue son concert est amplement méritée.

Mikko Innanen & Innkvisitio au Centre culturel de Serbie, le 19 novembre

Changement de décor : le Centre culturel de Serbie est une maison juste en face de Beaubourg. La salle du concert est une belle pièce du premier étage, avec une acoustique peut-être un peu froide et, là encore, une visibilité médiocre car deux piliers bouchent la vue. Cela dit l’ambiance a un côté « comme à la maison » fort sympathique.

La musique du quartet finlandais Innkvisitio s’inscrit dans la droite ligne free. On retrouve : Ornette Coleman dans les unissons mélodiques et la pâte de certains thèmes ; Roland Rashaan Kirk pour les jeux à deux saxos, les coups de sifflets, les appeaux… mais également pour cette superposition du passé sur le futur ; Albert Ayler et ses délires hystériques ; l’Art Ensemble de Chicago et leurs gimmicks, percussions, flûtes et autres instruments folkloriques…

Innkvisitio

Comme Seppo Kantonen, pianiste attitré du quartet, n’a pas pu faire le déplacement, Mikko Innanen a fait appel à Cédric Piromalli , rencontré lors de concerts avec Triade. Jonas Riippa, percussionniste habituel d’Innkvisitio, fait partie de la famille des batteurs dynamiques à la frappe sonore. Riippa en met partout et son jeu s’inscrit tout à fait dans l’esprit de la musique d’Innanen. Piromalli alterne un jeu groovy convaincant (notamment sa ligne de basse sur le Nord Stage) et des bidouilles électroniques avec le Korg qui donnent l’impression d’une activité intense pour un résultat somme toute un peu falot (il suffit de re-écouter Le Voyage de Pierre Henry pour s’en convaincre… et cette œuvre a déjà près d’un demi siècle !). Il faut dire que le claviériste n’est pas aidé par la sono qui émet un grondement continu pendant tout le set. Les développements du saxophoniste ténor Timo Lassy ne manquent pas d’intérêt, mais il lui faudrait davantage de puissance pour qu’il trouve pleinement sa place dans cette musique sulfureuse.

Quant à Innanen, les amateurs de free-jazz ont déjà pu l’écouter à La Fonderie, au festival D’jazz à Nevers ou encore avec Triade au Moulin à jazz. Saxophoniste complet, Innanen est doté d’une technique très sûre. A l’alto comme au baryton il possède une sonorité intense parfaitement en phase avec son propos. Son jeu virtuose est rempli de bonnes idées et sa connivence avec Riippa donne lieu à des dialogues piquants qui constituent le principal attrait du concert.

Junko Moriya Sextet au Centre culturel de Serbie, le 19 novembre

Après la tempête free finlandaise, cap vers le soleil couchant pour le deuxième concert de la soirée. La pianiste japonaise Junko Moriya possède un palmarès impressionnant : elle est, entre autres, la première femme et la première japonaise à recevoir le premier prix de composition de la prestigieuse Thelonious Monk International Jazz Competition.

Un sextet de haut vol a été constitué pour l’occasion : Pierre Bertrand, Nicolas Folmer, Denis Leloup, Mauro Gargano et Benjamin Hennocq sont chargés d’accompagner Moriya.

Junko Moriya Sextet

Le répertoire du sextet tourne autour de Monk (« Four In One »), d’Ellington (« Mood Indigo ») et, à tout seigneur tout honneur, de compositions de la pianiste. La musique est très arrangée et ne laisse que peu de place aux envolées improvisées. Gargano et Hennocq swinguent comme des diables. La maîtrise et la vitalité de Bertrand, Folmer et Leloup servent admirablement la musique de Moriya. La pianiste, quant à elle, joue avec puissance, enthousiasme et balance à plaisir. Bavarde, elle confie d’ailleurs au public que pour elle jazz rime avec swing.

Le jazz selon Moriya reste dans le courant principal du hard bop. Très (trop ?) cadrée, la musique est certes impeccable et plaisante à écouter, mais il est regrettable que ces musiciens hors pairs n’aient pas eu le loisir de s’exprimer davantage. Ils auraient sans aucun doute apporté la touche d’originalité qui fait la différence.

Audiofeeling Quartet au Centre culturel suédois, le 25 novembre 2008

C’est au Centre culturel suédois que se produit le quartet d’un jeune pianiste prodige polonais : Pawel Kaczmarczyk. En plein Marais, l’hôtel de Marle est une splendide maison du XVIe qui héberge un beau jardin, des salles d’exposition, le Café suédois et un bel auditorium qui sert également de salle de cinéma.

Des jeux de lumières accompagnent l’entrée en scène d’un quartet élégant. Audiofeeling, tel est le nom du quartet de Kaczmarczyk et également le titre du premier album du quartet produit en 2005 par Arms records. A la contrebasse, Wojciech Pulcyn affectionne le registre grave et joue sur les accords. Ses lignes sont en pointillés avec parfois quelques effets de picking. Sebatian Frankiewicz est un batteur puissant qui sait doser son jeu musclé quand il faut se mettre au diapason de ses collègues. Radek Nowicki dévoile une sonorité veloutée au soprano, un jeu résolument moderne sans excès et des idées intéressantes. Au ténor il possède un beau son plein et ses développements sont plus classiques.

Audiofeeling

Ample et vigoureux, le Bösendorfer semble convenir à Kaczmarczyk. En tous cas le pianiste vit sa musique avec moult démonstrations exaltées : il tape des pieds vigoureusement (le sol tremble à cinq mètres !), balance son corps dans tous les sens, se lève de son siège, dodeline de la tête, plonge dans son piano… Une attitude qui contraste avec sa musique plutôt minimaliste à tendance lyrique, avec des effets rythmiques (ostinato, jeu sur les cordes etc.). Musique qui rappelle parfois Keith Jarrett, mais aussi EST, Brad Mehldau, ou encore Malcolm Braff pour ses « africanismes ». Par ailleurs il est extrêmement agréable de voir un pianiste qui s’amuse autant à soliloquer qu’à dialoguer : pendant leurs chorus, loin de se contenter de plaquer des accords de circonstance, Kaczmarczyk écoute et souligne subtilement les phrases de ses comparses. La connivence entre le quartet fait plaisir à entendre.

La salle est pleine, le concert d’excellente qualité et il est clair que Pawel Kaczmarczyk et Audiofeeling sont des noms à retenir…

Oliver Jones Trio à l’Institut hongrois de Paris, le 28 novembre 2008

Retour à l’Institut Hongrois de Paris pour la soirée de clôture animé par le trio canadien d’Oliver Jones. Les toiles et tapisseries d’Humair égaient toujours la jolie salle de la rue Bonaparte et le Steinway est toujours à sa place…

Oliver Jones est né en 1934 à quelques encablures d’Oscar Peterson dont il sera l’ami et en compagnie de la sœur duquel il a pris des cours. Mais il faudra attendre les années quatre-vingt pour que Jones se fasse un nom dans le jazz. Sa discographie se confond avec l’histoire du label Justin Time dont il fut le premier artiste. Malgré la douzaine d’albums et les multiples tournées mondiales, Jones n’est pas très connu de ce côté de l’Atlantique.

Oliver Jones Trio

Piano, basse et batterie, costume et cravate, swing et standards ; le trio de Jones présente des similitudes évidentes avec celui de son illustre compatriote Peterson. D’ailleurs, en hommage à Peterson, Jones panache standards, compositions du « bombardier brun du boogie-woogie » et quelques uns de ses propres morceaux. La musique est à l’image du pianiste : puissante, débonnaire, pleine de vie, sympathique… Résolument dans la lignée de celle des trios de Peterson : la contrebasse d’Éric Lagacé se promène d’une démarche chaloupée tandis que le chabada de Jim Doxas maintient la pression de bout en bout. Le tout est parfaitement mis en place, d’une assurance confondante et d’un métier évident. Bien entendu, la musique suit le courant, au portant, sans surf ni empannage impromptus… mais une telle bonhommie ne peut laisser indifférent les citoyens du jazz, qu’ils lisent Jazz Classique ou Improjazz !

Ainsi s’achève ce superbe cru 2008 de Jazzycolors. Ce festival a désormais acquis ses lettres de noblesse et contribue chaque année à faire de Paris un carrefour du jazz de tous les horizons et de tous les styles, un véritable feu d’artifice musical international, de ceux qui sauveront le genre humain…