Scènes

Fleurs de jazz dans les landes bretonnes

Échos de Jazz in Malguénac 2017, 20e édition


Leila Martial Baa box invite Émile Parisien

Qui l’eût dit ? Jazz in Malguénac fête ses vingt ans. L’obstination d’un collectif de passionnés a permis ce petit miracle. Il a aussi bénéficié de l’aide de bénévoles qui partagent sa foi, pas celle du charbonnier ! Dans combien de festivals voit-on des musiciens professionnels se mettre bénévolement au service de leurs pairs ? Tout cela fait vivre un petit village du centre Bretagne autour du jazz pendant 5 jours. Un jazz ambitieux qui n’oublie pas d’être festif. Dans une véritable ambiance populaire, c’est ça le Festival arts des villes art des champs (c’est son vrai nom) porté par l’association Polyculture. Ça ne s’invente pas.

Le petit village en question, Malguénac, vit en satellite de Pontivy, « la ville » de ce cœur de Bretagne. Et pourtant, c’est le lieu de rendez-vous du vice-président à la culture de la région Bretagne, du député, de la maire pour l’inauguration du festival. Le budget est difficile à boucler chaque année et l’aide de la région Bretagne est essentielle. Malguénac est comme bon nombre de festivals en France : petit par la taille et les moyens financiers, mais tellement important pour la création artistique, l’accès à la culture, la déconcentration. Et l’on s’y sent si bien. La proximité et le mélange public / bénévoles / artistes est aussi un aspect essentiel de cette réussite et de la qualité de l’ambiance.

L’originalité du festival est de proposer les concerts par séries, trois chaque soir. Le site (une salle de sport entièrement camouflée et transformée en chapiteau capiteux par la magie d’une équipe de décorateurs) est clos et une fois l’entrée franchie, on y reste. On peut s’y promener, boire et manger, acheter des disques, écouter des conférences, aller et venir et enchaîner ainsi les concerts jusque très tard dans la nuit.


Leïla Martial à Malguénac

Leïla Martial Baa Box invite Émile Parisien, Baabel : un grand vent de liberté
Preuve, s’il en fallait, de ce climat spécial à Malguénac, Leïla Martial (voix, électronique) et son invité Émile Parisien (saxophone soprano) ont décidé d’y poser leurs valises pour trois jours. Le public les accueille comme des membres de la famille. Au fil du concert, on retrouve de la percussion vocale, de sublimes mélodies sans paroles, quelques intonations qui rappellent les vocalises de Youn Sun Nah, et une alternance d’instants de pure grâce vocale et de séquences fiévreuses, à l’énergie très rock.
A propos d’un nouveau titre, « My Name Is Nobody », Leïla dit que c’est « une intention qui cherche à s’incarner ». Cette chanson en anglais est un bon exemple du fait que, chez Leïla Martial, le chant n’est pas qu’une affaire de voix mais mobilise tout le corps.
Émile Parisien est introduit avec beaucoup d’originalité par un jeu poétique sur les mots, sorte de glossolalie, qui finit sur des bruitages. Sur « Baabel », on écoute un admirable et long duo Leïla-Émile où les deux voix se superposent à l’identique avant l’envol du saxophone. C’est de communion qu’il faut parler, chacun portant l’autre plus loin. Martial ne se fixe aucune limite en tant que vocaliste et chanteuse. Avec une inventivité et une liberté absolues, elle bouscule les codes, fait souffler un grand vent de liberté sans jamais perdre de vue la musique.

Mark Guiliana Jazz Quartet, Family First : de la douceur sans guimauve
Les jugements étaient très contrastés à l’issue du concert de Mark Guiliana (batterie et composition). C’est surtout le jeu du leader qui a retenu l’attention même si le trio de sidemen n’a pas démérité. Josh Arcoleo (saxophone ténor) est très à l’aise dans tous les styles de jeu et particulièrement dans un mélange de growl et de son grasseyant assez original. Jasper Hoiby à la contrebasse alterne le pizzicato, le slap et le jeu à l’archet. Sam Crowe (piano) paraît souvent en retrait et ne parvient pas à faire oublier Shaï Maestro, mais connaît de bons moments. Cependant, le héros de la soirée est bien Mark Guiliana. Ses architectures rythmiques sont élégamment complexes, le gros son n’est pas son domaine. Il lui préfère la nuance qui, nous le savons depuis Verlaine, « seule fiance / Le rêve au rêve » et pour cela privilégie la caisse claire et les cymbales. Il n’essaie pas d’éblouir par la force ou la célérité et laisse exister pleinement les musiciens qui l’accompagnent. Une grande partie du public lui réserve d’ailleurs une longue ovation.

En clôture, la formation Freaks, emmenée par Théo Ceccaldi, propose un joyeux délire iconoclaste en grande partie gâché par le son beaucoup trop énorme d’une batterie au jeu, de surcroît, plutôt fruste.


Clotilde Rullaud à Malguénac

Madeleine & Salomon, A Woman’s Journey : poésie et combativité
Ce duo est composé du pianiste Alexandre Saada (également Rhodes et Clavinet) et de Clotilde Rullaud (voix et flûte). Leur album A Woman’s Journey est le résultat d’une commande passée par le Melbourne Recital Centre à Clotilde autour du Great American Songbook. Elle a décidé de centrer le projet sur les chanteuses engagées de la « protest song » américaine, ce qui nous vaut d’entendre de superbes interprétations de chansons composées ou chantées par Joan Baez, Josephine Baker, Marvin Gaye, Billie Holiday, Janis Joplin, Cole Porter, Rodgers & Hart, Nina Simone, etc.

De sa superbe voix de mezzo légèrement grenue, avec des graves somptueux, Clotilde Rullaud interprète « Little Girl Blue » (Rodgers & Hart + Nina Simone) avec beaucoup de délicatesse et de douceur, tandis qu’Alexandre Saada l’accompagne avec discrétion en égrenant des notes qui font penser à une berceuse. Sur « Swallow Song » (Joan & Mimi Baez), ils font usage de la vidéo, très maîtrisé et toujours pertinent. « Four Women » (Nina Simone) bénéficie d’une interprétation théâtralisée, en écho à sa créatrice. Seul écart véritable, la violence retenue sur le dernier mot, « Peaches ». A peine ponctué au piano, avec un tempo étiré au maximum, « Strange Fruit » (Billie Holiday) exprime la douleur dans un murmure qui meurt en un souffle rauque. « Vous faites partie de moi » (paroles de Joséphine Baker) est habilement mêlé à l’original, « I’ve Got You Under My Skin » (Cole Porter) pour une chanson bilingue pleine d’émotion. Il faudrait aussi parler du traitement très étudié des lumières qui concourt à faire de ce concert un spectacle complet ; de l’usage discret, pertinent, efficace de l’électronique, de l’accord subtil entre Alexandre Saada et Clotilde Rullaud, qu’elle chante ou joue de la flûte… Un moment magique.

Vincent Lê Quang quartet : délicatesse, précision et mélodie
On reste dans un climat de confidence avec le nouveau quartet européen du saxophoniste, compositeur et chef d’orchestre Vincent Lê Quang. Un passage en trio, sans le saxophone, met en valeur le travail de Guido Zorn (contrebasse). Dans la chanson de Cole Porter qui suit, c’est Lê Quang, au ténor cette fois, qui assume le chant avec un très beau passage de jeu dans le souffle. « Everlasting », composition de Lê Quang, est né, et ça ne s’invente pas, d’une « Messe » de Guillaume de Machaut ! Une pièce de Guido Zorn en hommage à Nina Simone met en évidence Joe Quitzke (batterie) sur un rythme léger et dansant. Elle illustre aussi la cohésion du quartette complété par Bruno Ruder (piano). On se quitte sur un superbe « Ida Lupino » (Carla Bley), belle mélodie admirablement servie par Lê Quang au soprano.

Shabaka Hutchings par Jean-François Picaut

Shabaka Hutchings Sons of Kemet : entrez dans la danse / transe
Au début, on prend peur lorsque l’on voit que ce quartette original présente deux batteries (Seb Rochford et Tom Skinner) mais cette crainte s’avère très rapidement vaine : ces deux-là savent retenir leurs coups sans pour autant jouer petit bras. Les « fils de la terre noire », c’est une des traductions possibles de Sons of Kemet, sont entraînés de main de maître par le jeune saxophoniste londonien Shabaka Hutchings et le groupe est complété par Oren Marshall (tuba).
Leur musique, où l’influence caribéenne est perceptible, vous donne très vite des fourmis dans les pieds et les danseurs ont tôt fait de déborder de l’espace qui leur est dévolu, surprenant parfois le public. Dans tous les morceaux ou presque, Hutchings (à la flûte ou au ténor) se charge de la mélodie, ce qui ne l’empêche pas de rester dansant. Quand ce n’est pas Hutchings, c’est Marshall, plus généralement voué à suppléer la basse (ce qu’il fait parfois de façon indiscrète).
Dans ce fond sonore caribéen, il arrive qu’on perçoive des sons orientaux (au ténor) et même qu’ils se répètent jusqu’à la transe. Le groupe dégage beaucoup d’énergie, évidemment, mais il respire aussi une vraie joie de jouer très contagieuse.

Cette 20e édition du festival s’est déroulée pendant cinq jours, avec des expositions, des conférences, des concerts gratuits et en plein air. Elle a constitué une belle fête du jazz dans toutes ses cultures. La direction de l’association Polyculture est collégiale, les gens sont passionnés et militants. Ils persistent et permettent à ces musiques d’être diffusées. Si Citizen Jazz est partenaire c’est finalement parce que l’on se ressemble.