Chronique

For The Love Of Abbey

Marc Cary

Marc Cary (p)

Label / Distribution : Motéma/Membran

Marc Cary a été le pianiste régulier du quartet d’Abbey Lincoln pendant plus de dix ans. Tenir cette place, s’y tenir, y rester, demandait en effet beaucoup d’amour pour la dame, qui était exigeante. Normalement exigeante pour une artiste de sa classe, certes, mais il fallait quand même la supporter, dans tous les sens du terme. Un seul exemple suffira : Abbey donnait à ses musiciens, par un geste du bras, des indications sur le tempo. Elle signifiait ainsi qu’il fallait accélérer. Puis, l’instant suivant, elle indiquait que ça allait trop vite et qu’il fallait ralentir. C’était l’évidence même : le swing est une succession d’accélérations et de ralentissements. Mettez-vous à la place du pianiste, du bassiste et du batteur, et voyez ce que ça peut faire comme effet de « double contrainte ». Il fallait bien le supporter. Marc Cary l’a fait, comme d’autres avant lui. C’était comme ça avec Abbey Lincoln : ou vous l’aimiez et elle vous embarquait dans le moment présent de sa vie, ou vous la laissiez. D’ailleurs qu’est-ce que l’amour sinon cette inconditionnalité ?

J’ai moi-même été embarqué chaque fois qu’elle a donné des concerts dans la région, de Bordeaux à San Sebastian en passant par Villeneuve-sur-Lot. D’abord « interviewer » (FNAC de Bordeaux), puis critique dans le quotidien local ou un magazine français (de jazz) bien connu, je suis vite passé au rang d’ami, de proche, de confident. Il fallait (j’aimais ça) que je reste près d’elle avant et après les concerts (elle était très « traqueuse »), que j’écoute ce qu’elle avait à dire, que je partage un peu les petits verres de cognac dont elle avait besoin. Elle avait peur, c’était manifeste. Elle craignait pour sa voix, elle avait souvent du mal à l’élever, les premiers moments d’un concert étaient toujours délicats, difficiles, une torture pour elle, et du coup pour moi car elle avait réussi à me transmettre sa frousse, son angoisse. Elle pleurait avant le concert, et quand celui-ci était fini (souvent un triomphe, un excellent concert) elle laissait aller d’autres larmes, de bonheur bien sûr, mais d’un bonheur toujours mélangé de douleur - douleur de penser à tous ceux qui n’étaient plus là, qui avaient disparu. « Miles, Monk, Hawkins… » me disait-elle, « ils ne sont plus là ». Il fallait encore l’écouter, recevoir ses mots, sa tristesse. Paradoxale tristesse : je n’ai jamais connu personne qui soit autant capable de passer d’un instant à l’autre de la joie la plus éclatante à la douleur la plus intense. Il y avait chez elle une façon de rire et de pleurer en même temps absolument incroyable, impossible ; c’était son réel, son swing, toujours ce même impossible d’y aller, et de ne pas y aller. Je crois qu’elle avait ça en commun avec Billie Holiday.

Donc, quand j’entends Marc Cary jouer les thèmes d’Abbey, je continue à l’entendre aussi, elle, chanter avec cette rage et cette hauteur. Cette rage de dire (l’amour, mais aussi le monde qui fout le camp, tout ce qui trouble la perfection du rien), et aussi cette hauteur de vue, cette façon d’incarner jusqu’à la douleur la lutte d’un peuple pour sa reconnaissance. Dans le film qui lui a été consacré (je ne l’ai plus, où est-il donc passé ?), on la voit à l’arrière d’une voiture, qui dit : « Ils nous considéraient comme des moins que rien, nous devions leur montrer que nous étions, nous aussi, capables de créer, capables de beauté », et les larmes lui viennent. On comprenait alors ce que voulait dire son identification à Bessie Smith et à Billie Holiday. Au fait, où en est-on de la publication de ses mémoires ? Elle avait commencé d’écrire, c’est sûr. Mais déjà (à l’époque dont je parle) personne n’en voulait aux USA. En France, peut-être…