Chronique

Franck Médioni et al.

Albert Ayler - Témoignages sur un Holy Ghost

Label / Distribution : Le Mot et le Reste

Une chose est certaine une fois ce livre refermé : sa manière d’évoquer Albert Ayler est non seulement élégante, mais aussi pertinente.
Albert Ayler – Témoignages sur un Holy Ghost est en effet un recueil de courtes contributions (entre une ligne et plusieurs pages) réunies par Franck Médioni qui, chacune à sa manière, réfractent la figure d’Ayler.
Ici, c’est surtout la largeur des registres qui convainc : analyses musicologiques, textes plus libres, témoignages de musiciens qui ont connu Ayler ou joué avec lui dans diverses formations, ou encore de grands héritiers d’Ayler racontant comment ils l’ont découvert après sa mort, poèmes plus ou moins heureux, interventions d’écrivains et de journalistes… De fait, le livre fonctionne comme un kaléidoscope – hommage discographique, il se serait appelé Visions of Ayler. Chacun vient dire sa propre vérité sur Albert Ayler, et c’est ce parti pris de subjectivité, démultipliée par le nombre de contributions (plus de cent), qui rend cette lecture indispensable, qu’on aime Ayler, le free, le jazz, voire la musique libre tout court.

L’autre force de ce texte est qu’il réussit à réunir les contributions de tous (ou presque) ceux dont on espérait une parole sur Albert Ayler. A commencer par les grands Américains d’hier et d’aujourd’hui : Archie Shepp, qui signe la préface, mais aussi Roy Campbell, Dave Liebman, Sunny Murray, Wayne Shorter, Ken Vandermark, Sonny Rollins, Lee Konitz, Joachim Kühn, Oliver Lake, Peter Brötzmann, Steve Lacy, et j’en passe. Seuls manquent Eric Dolphy et John Coltrane, largement évoqués dans les témoignages de leurs pairs. On peut s’étonner - et regretter - qu’Anthony Braxton ne figure pas au sommaire de ce recueil, ou que certains écrits soient repris de publications anciennes – Jazz Magazine par exemple –, mais ce serait chercher la petite bête.
Certains témoignages de première importance n’émanent pas de musiciens : Bernard Stollman, fondateur du label ESP, est un des artisans qui ont contribué à faire connaître la beauté de la musique d’Ayler en son temps, quand rares étaient ceux qui parvenaient à la comprendre.
L’ensemble est évidemment précieux parce qu’on y entend la voix de ceux qui ont côtoyé Ayler, parfois en aidant sa musique à naître (Gary Peacock, Henry Grimes). Mais on apprécie également l’interview faite par Daniel Caux à l’occasion des concerts de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence en juillet 1970, et deux autres textes du même auteur évoquant le mystère relatif de sa mort.
Bien sûr, le parti pris engendre quelques nécessaires baisses de régime, et toutes les contributions ne sont pas d’égale qualité. Pour le texte drôle et pertinent de Noël Akchoté, ou l’émouvant témoignage de Joe McPhee sur sa rencontre manquée avec Ayler, on trouve des choses moins bonnes : poèmes dispensables (Sylvain Kassap), visions molles (Jacques Réda), pu absconses (Guillaume Belhomme), parallèles intellectuellement peu rigoureux mais étrangement récurrents qui rapprochent Paul Celan, Mark Rothko et Ayler sous prétexte qu’ils se sont tous les trois suicidés en 1970…

A la fin, cette centaine de portraits singuliers finit par produire une image cohérente, celle d’un saxophoniste au vibrato énorme et au son d’une puissance inégalée, à la fois grand naïf et expérimentateur inlassable, peu conscient de son génie mais sûr de la vérité spirituelle qu’il avait à transmettre, engagé dans un art mystique autant que matérialiste, situé « loin de la beauté comme de la laideur » (François Jeanneau). Et, à la manière d’Ayler passant dans un même morceau par toutes les musiques possibles et toutes les étapes de l’histoire du jazz, traversant dans un même geste musical marches militaires, comptines, gospels, blues, musiques de vénerie pour aboutir à un son unique, en traversant cette mosaïque, Albert Ayler – Témoignages sur un Holy Ghost restitue une vision complète de l’artiste – à distance égale du mythe et de la réalité objective. Ceux qui voudront connaître la vie d’Ayler en auront un bon aperçu (avant de continuer, par exemple, avec Spirits Rejoice ! Albert Ayler und seine Botschaft de Peter Niklas Wilson, en allemand certes, mais qui fait autorité sur la question), ceux qui voudront rêver au mythe pourront s’en donner à cœur joie.