Entretien

Frédéric Charbaut

« Aller plus loin, proposer des choses différentes, des rencontres inédites... »

Sorties d’album, rencontres inédites, concerts dans des lieux différents, partages en tous genres, le co-fondateur (avec Donatienne Hantin) de Jazz à Saint-Germain-des-Prés revient sur les lignes directrices de ce festival qui fête sa 13ème édition.

- Qu’est-ce qui différencie le Portal de Vienne, Coutances ou Marciac du Portal de Saint-Germain-des-Prés ?

Jazz à Saint-Germain-des-Prés souhaite proposer aux musiciens d’aller plus loin, de proposer des choses différentes. Cette année, c’est le cas de Michel Portal qui sera présent avec le Quatuor Ebène pour ses « Conversations Jazz », rencontre du jazz et du classique, l’incroyable rencontre entre Biréli Lagrène et ces deux grands guitaristes que sont Boulou Ferré et Philip Catherine, ses invités, ou entre Paolo Fresu et Bebo Ferra en l’église Saint-Germain-des-Prés. L’idée, dès qu’on le peut, c’est de demander en effet aux musiciens de tenter autre chose avec quelqu’un d’autre, de provoquer une rencontre inédite.

Frédéric Charbaut Photo J.-C. Pennec

- L’autre axe du festival sur lequel vous insistez est celui des sorties d’album. C’est la fibre journalistique, traiter avant tout de l’actualité ?

Il y a en effet une volonté de proposer les dernières créations des artistes et cette année, ce seront Raphaël Gualazzi, Thierry Maillard, Edouard Ferlet ou encore Trilok Gurtu.

- Enfin, à cette recette s’ajoutent quelques grands rendez-vous, tel Monty Alexander. Vous semblez particulièrement attaché à ce concert. Pourquoi ?

Parce que l’an dernier, une semaine avant le concert de Paris, il était tombé gravement malade et avait dû être hospitalisé. Pour nous, ça ne pouvait pas plus mal tomber : c’était le concert-phare de l’édition, complet depuis deux mois. Comme je ne voulais surtout pas annuler, toute la difficulté était de trouver en quelques jours une affiche digne de la salle. Ceux qui suivent le festival s’en souviennent encore. J’ai pu contacter Michel Legrand qui a accepté de décaler un concert prévu à Saint-Pétersbourg pour venir remplacer Monty au pied levé. Et le concert fut unique. Non seulement Michel a joué magnifiquement, mais il est revenu pour un long rappel où il a repris et rejoué tous les grands pianistes de l’histoire du jazz. Il a démarré avec Erroll Garner. Et c’était vraiment Erroll Garner qui jouait. Puis, il est passé à Art Tatum etc. En novembre, Monty nous a fait savoir qu’il était rétabli et qu’il souhaitait honorer les concerts de l’an passé. Il sera sur scène avec Hassan Shakur (b) et Obed Calvaire (dms) dans ce lieu enchanteur qu’est la Maison des Océans.

- On pourrait égrener tous les événements du festival, la venue de Philip Catherine, d’Edouard Ferlet et bien d’autres. Il en est un qui semble bien résumer le festival, entre grande pointure, lieu inattendu, sortie de disques et invités d’envergure : la résidence de Trilok Gurtu au Lutétia.

Spellbound est sorti fin avril. Trilok Gurtu y met la trompette à l’honneur et adapte le répertoire de Gillespie, Miles ou Don Cherry à la musique indienne. Mais ce sera un événement aussi pour une autre raison. Depuis cinq ans, sur une proposition de l’Hôtel Lutétia, Jazz à Saint-Germain-des-Prés propose une résidence à un artiste. Trilok, grand maître indien de la percussion, a souhaité inviter chaque soir un des meilleurs trompettistes de la scène jazz actuelle. Le 1er juin, il recevra ainsi, avec son quartet, Nils Petter Molvaer, et le lendemain, l’étonnant Matthias Schriefl.

- Le festival juxtapose concerts payants et événements gratuits. C’est un dédoublement ?

Nous tenons à cette formule ; un de ces événements, inédit, se tiendra cette année au Café des Editeurs, place de l’Odéon, avec Jazz et bavardage. De fait nous proposons de multiples rencontres, notamment à la bibliothèque André Malraux, où se dérouleront deux projections, une conférence et une expo de pochettes de vinyle qui ont marqué l’histoire du jazz. Il y aura également des conférences, des chorales d’amateurs et beaucoup d’autres événements, dans les quatre Starbucks du quartier ou à la Fnac.

- C’est aussi le cas du Tremplin Jeunes Talents organisé au Sunset-Sunside ?

Cela fait dix ans qu’il existe. Sur 80 candidats, nous retenons six formations qui viennent jouer et s’affronter 40 minutes chacune, à raison de trois par soirée. Le jury a la lourde tâche de désigner le vainqueur. Plusieurs conditions pour concourir : composer, ne pas avoir commercialisé plus d’un album, ne pas avoir plus de trente ans. Ces dernières années nous avons récompensé J.S. Trio, Nostoc, Yuval Amihaï Ensemble et Anne Pacéo. Nous sommes frappés par le talent des candidats - non seulement leur technique mais aussi leur inventivité. Patrick Selmer, membre du jury, a été estomaqué l’an dernier en écoutant Matteo Pastorino, le vainqueur, qui est donc programmé cette année.

- Cette fois, vous n’hésitez pas à sortir du quartier.

Oui, l’idée du festival est aussi d’apporter le jazz aux personnes qui n’y ont pas accès. C’est notamment le cas des détenus. Cette année, Karim Albert Kook sera à la Maison centrale de Poissy et Cécilia Bertolini Trio à la Maison d’arrêt des femmes de Versailles. Comme vous pouvez l’imaginer, ça n’a rien de simple à organiser (autorisations, problèmes techniques etc.). Mais c’est super. Pour les détenu(e)s, c’est une fenêtre de liberté, et les musiciens en reviennent le plus souvent chamboulés. Nous faisons cela depuis six ans.

- Plus concrètement, quel est le budget du festival ?

Il avoisine les 360 000 euros, dont un tiers va au plateau artistique. Quant aux recettes, elles s’équilibrent entre la billetterie (à peu près 35% aujourd’hui), les partenaires privés dont la Fondation BNP et un tiers de financement public (la Mairie du VIè, la Sacem, l’Adami etc). Comme les subventions sont de moins en moins élevées, et que nous sommes un festival privé, on a un vrai défi à relever chaque année. Trois salles vides et on arrête. Et nous devons atteindre notre objectif en conservant intacte notre ambition : le public doit se souvenir du concert. Et pour cela, il doit bien voir et bien entendre. C’est pourquoi les plus grosses salles cette année sont l’Odéon et l’Amphi Binet de la Faculté de Médecine.

- Le festival détonne aussi parce qu’il ne cesse de se déplacer et d’investir des lieux nouveaux ou incongrus ?

On a monté ce festival à trois il y a treize ans, avec Donatienne Hantin, directrice de production, et Joël Leroy, qui est décédé quinze jours avant le début de la première édition. C’était quasiment son idée à lui. Parfois, j’ai la conviction qu’il est toujours là, qu’il nous conseille. Et parmi les idées de départ, celle de trouver des lieux emblématiques. Certes Saint-Germain-des-Prés est le berceau du jazz en France ; mais il n’en reste plus rien, ni théâtre, ni clubs - ou si peu. On s’est donc posé la question de trouver et d’investir tous les lieux possibles des Vème et VIème arrondissement qui présentaient un intérêt. C’est évidemment un grand défi, techniquement : il nous faut installer dans un lieu l’ensemble du plateau et tout re-déménager dans la nuit. C’est unique : ça change tous les jours. Et à chaque édition nous trouvons de nouveaux lieux. Ainsi cette année, l’Amphithéâtre Binet de la Faculté de Médecine. La magie d’un lieu est essentielle. Pour un concert de musique sacrée en hommage à Duke Ellington, il faut une église. C’est ce qui fait la magie de certains concerts. A Sciences Po, le concert de Manu Katché et Jacky Terrasson avec Jan Garbarek était sold out deux mois à l’avance et ce fut, en effet, une soirée d’enfer. Cette année, le concert de l’Alliance française est complet depuis un mois.

- Le premier soir, vous êtes dans le XIème ; de la rue des Lombards à Orly en passant par l’Hôtel de Ville, vous allez désormais bien au-delà de Saint-Germain-des-Prés.

C’est pourquoi on a rajouté « Paris » au nom du festival : on se donne l’autorisation de sortir de Saint-Germain. Par exemple au Showcase sous le Pont Alexandre III.

- Pourquoi Orly ?

Il s’agit en fait d’une manifestation qui vient s’inscrire dans le festival - à l’origine, un appel d’offre d’Aéroports de Paris, qui souhaitait proposer du jazz aux passagers d’Orly Ouest, essentiellement ceux de la Navette d’Air France en transit, des cadres de 30 à 60 ans qui sont souvent amateurs de jazz. Nous organisons ces concerts de 17h à 19h le jeudi, et nous avons de plus en plus de monde.

- Enfin, parmi les folies du festival, ce grand bal swing qui devient une marque de fabrique du festival.

Et aussi « Jazz au féminin » le 19 mai sur la place Saint-Germain-des-Prés, huitième édition de cette journée consacrée aux femmes et à la découverte de ces nouveaux talents de la scène jazz. Et, en effet, ce qu’on pourrait résumer par notre « Américains-chewing-gum-bal swing », né en 2005, soixante ans après la Libération. Depuis, nous le rééditons invariablement, et il accueille jusqu’à 1 500 personnes, tous âges confondus. Nous l’agrémentons de buffets, d’un bar champagne etc. Aux personnes arrivant habillées ou coiffées « années 50 », nous proposons même un tarif réduit...