Scènes

Gaume Jazz Festival 2013 (Belgique)

Non content d’aller dénicher au-delà des frontières belges des groupes qu’on a peu l’habitude de voir, le Gaume Jazz Festival a également la particularité de demander à la plupart des musiciens invités de présenter des formules inédites, et de proposer des cartes blanches à d’autres. De plus, le programmateur, Jean-Claude Bissot, emballe le festival dans un thème précis. Cette année il est même double puisque ce sont les femmes qui sont mises à l’honneur ainsi que le jazz venu des Pays-Bas.


Non content d’aller dénicher au-delà des frontières belges des groupes qu’on a peu l’habitude de voir, le Gaume Jazz Festival a également la particularité de demander à la plupart des musiciens invités de présenter des formules inédites, et de proposer des cartes blanches à d’autres. C’est ici, par exemple, qu’est né le projet de LOBI de Stéphane Galland, mais aussi ceux, parfois plus éphémères de Fabrice Alleman, Stephan Pougin ou encore Philip Catherine. De plus, Jean-Claude Bissot - instigateur et programmateur depuis le début de l’aventure en 1985 - emballe le programme dans un thème précis. Cette année il est même double puisque ce sont les femmes qui sont mises à l’honneur ainsi que le jazz d’Outre-Moerdijk, comme on dit en Belgique.

Dans le très beau domaine du Centre culturel de Rossignol, où les festivaliers-campeurs s’éparpillent aux abords de la grande tente blanche, l’ambiance est conviviale et détendue. Sous le soleil, on y déguste les bières et spécialités locales, on flâne, on s’amuse avec les enfants (normal puisque les Jeunesses Musicales sont le principal initiateur du festival), et bien sûr, on écoute du jazz.

C’est le quartette d’Anne Pacéo, avec Manu Codjia à la guitare, Olivier Lutz à la contrebasse et Maxime Bender au sax, que nous verrons d’abord. .Zip, tel est le nom du groupe, s’est formé lors du Festival de Calvi en 2012, suite à la rencontre entre la batteuse française et le contrebassiste luxembourgeois. La musique est robuste, actuelle et ne manque pas de groove. Ça joue en flux tendu, une idée en amenant toujours une autre. Aux compositions souvent roboratives, les musiciens apportent leur dose d’improvisations. Manu Codjia n’est jamais le dernier à ce jeu-là. Sa guitare serpente entre riffs tranchants et phrases complexes. Bender remet souvent le quartette sur le chemin via un son énergique. Ça démarre fort et le public en prend plein les oreilles pour son plus grand plaisir.

Tutu Puoane et le BJO © Christian Deblanc

Vers 21h, le BJO colore la tente de musique sud-africaine et c’est la chanteuse originaire de Johannesburg Tutu Puoane – elle vit en Belgique depuis quelques années – qui nous sert de guide. De sa voix au timbre très particulier, tantôt puissante, tantôt subtile, elle fait onduler les mélodies. Les arrangements du BJO sur les thèmes qu’a chantés ou composés Miriam Makeba sont brillants, comme souvent. Les solistes, parmi lesquels on peut citer Lode Mertens (tb), Dieter Limbourg (cl), Hendrik Braekman (g) ou un explosif Frank Vaganée (as), mettent en valeur des compositions qui se révèlent d’une grande richesse. Le travail est ciselé, affiné. L’esprit africain est présent, mêlé à un swing irrésistible. Et l’on est, une fois de plus, ébahi par la facilité déconcertante avec laquelle le BJO s’adapte aux styles de ses invités (cf. sa prestation, dans un tout autre registre, au Gent Jazz avec Joe Lovano) tout en gardant son identité propre. Alors on danse une dernière fois au sons de « Thanayi », « West Wind » et bien sûr l’inévitable « Pata, Pata » avant de laisser s’éteindre les derniers lampions de cette première soirée.

The Nordians © Christian Deblanc

Un samedi pas comme les autres.

Dès 15h, les Hollandais de Nordanians proposent leur jazz très teinté de rythmes indiens. Un tabliste, Niti Ranjan Biswas, un violoniste, Oene van Geel et un guitariste électrique Mark Tuinstra : un line-up original pour une musique qui ne l’est pas moins. Les ragas se mélangent au funk et s’enchaînent avec virtuosité. On repère çà et là de brefs accents blues dans le phrasé de Tuinstra, mais cela reste anecdotique. Dans certains passages plus apaisés (« Cinqua »), Nordanians introduit un soupçon de spiritualité, mais c’est toujours la ferveur qui l’emporte. Les échanges sont constants, autant par le chant (les bols, ces fameuses onomatopées obsédantes) que par les instruments, et la musique ne cesse de monter en intensité. Le mélange est détonnant et pour le moins intéressant.

Après le trio batave, place à un Big Band constitué de jeunes musiciens européens. Onze jazzmen de moins de trente ans venus de dix pays différents, dirigés par Frank Vaganée pendant cinq jours de répétitions intensives, tel est le défi du JM Jazz World (une initiative des Jeunesses Musicales Européennes). Le répertoire est essentiellement celui du BJO - pour des raisons de facilité, soulignera malicieusement Vaganée. Cela n’empêche pas d’entendre l’ensemble de sonner de façon fort convaincante. C’est aussi l’occasion de découvrir d’excellents solistes ; on remarque par exemple les interventions décisives du trompettiste autrichien Gerhard Ornig ou le jeu vigoureux et précis du pianiste polonais Sebastian Zawadzki. Chez le guitariste allemand Bertram Burkert, le jeu est acéré, moderne mais aussi capable de douceurs à la Joe Pass. Et puis il y a surtout l’Espagnol Cesar Joaniquet (ts), dont la virtuosité n’a d’égale que sa liberté. Des jeunes dont on entendra sûrement reparler.

Muriel Bruno © Christian Deblanc

Music For A While est, lui aussi, un joli défi qui cherche à rapprocher musique baroque (Dowland, Purcell ou Monteverdi) et jazz. L’optique est ici un peu différente de celle utilisée par Aka Moon et ses VSPRS : la joie et la lumière dominent. Au centre, la chanteuse Muriel Bruno, voix de cristal enrobée de velours, lyrisme indéniable et tout autant de punch, donne vie à « Lidia spina del mio core » ou nous émeut sur « Flow My Tears ». Elle est entourée d’une fine équipe où l’on reconnaît le pianiste Johan Dupont (vu avec Big Noise, dans un tout autre registre), André Klenes (cb) Joachim Iannello (vio) et un excellent Jean-François Foliez (cl). Intelligemment arrangée et subtilement interprétée, la musique se déguste avec bonheur. Le swing s’invite dans les mélodies médiévales, le blues dépose ses fragrances sur les harmonies et l’improvisation vient troubler délicieusement les structures. Rien n’arrête le groupe - même pas une panne momentanée d’électricité - qui continue sa route en toute simplicité et enthousiasme le public.

Du côté de l’amphithéâtre, avec humour et fantaisie, Toine Thys (ts, cl, voc), Jens Bouttery (dm et scie musicale !) et Eric Bribosia (keys) invitent les enfants à embarquer à bord du Sibemol pour trouver La Mélodie philosophale. Sous la tonnelle, Peer Baierlein (tp) et son Electric Miles Project revisitent le jazz fusion du célèbre trompettiste. Il y en a pour tous les goûts et le dépaysement est total.

Mais nous ne sommes pas au bout de nos (belles) surprises. Dans le chœur de la petite église du village, Laurent Blondiau (tp) et Yannick Peeters (cb) nous donnent rendez-vous pour un moment d’exception. Le duo profite de l’acoustique idéale pour engager un dialogue d’une rare beauté. L’archet rebondit sur les cordes, les casseroles tintinnabulent sur le cuivre... Puis le souffle, chaud ou aigre, bref ou étiré, vient se confondre à la douceur du bois. Le râle se transforme en prière. Blondiau et Peeters laissent la musique et les silences emplir les lieux. Prenant pour point de départ des compositions de l’un ou de l’autre, la musique s’évade, joue avec le temps, les idées et les humeurs. Très inspirés, les deux musiciens - qui jouent ensemble pour la première fois - nous offrent un trop bref mais pur moment de poésie. C’est cela, le jazz.

Yannick Peeters et Laurent Blondiau © Christian Deblanc

Le jazz, c’est aussi la fête. Et Eric Legnini, presque un enfant du pays, entend bien jouer le rôle du maître de cérémonie. Contrairement à ce qui s’est passé au Gent Jazz, la salle est pleine. Mais le concert se déroule de la même façon : en deux parties. La première est réservée aux airs jazz pop chantés par Hugh Coltman. Le pianiste est en forme et la musique circule bien entre lui, Frank Agulhon (dm) et Thomas Bramerie (cb). Les solos et chorus s’alternent et tout roule. Mais le groupe prend vraiment consistance lorsque les souffleurs (Bastien Ballaz, Boris Pokora et Quentin Ghomari) viennent lui prêter main forte, et lorsque que Mamani Keita décide de faire danser la salle.

La nuit est tombée - ainsi qu’un petit air frais et humide - sur le grand parc quand Too Much & The White Nots propose une musique plus rock que jazz. On se quitte avec un seul regret : n’avoir pas vu le groupe hollandais et déjanté Tin Men & The Telephone qui s’est fait remarquer lors du dernier Tremplin Jazz d’Avignon et qui n’a apparemment pas laissé indifférents ceux qui ont pu les voir ce samedi. Partie remise…

Julie Dehaye © Christian Deblanc

Dimanche, le soleil brille toujours autant.

Sur la grande scène, Cruz Control – groupe formé lors d’une rencontre entre François Lourtie (as, ss) et Julie Dehaye (Fender Rhodes) ici même en 2004 – propose un jazz limpide, actuel et frais. Les compositions oscillent entre rock, pour l’énergie, et funk, pour le groove soutenu par la basse électrique de Jérôme Heiderscheidt. Cruz Control prend constamment des chemins de traverse, n’hésite pas à brouiller les pistes et à chercher des arrangements plutôt élaborés. Les échanges entre Lourtie au soprano et Dehaye ne manquent pas de fluidité (« Sleepless »). Le drumming élégant et foisonnant de Jérôme Klein ajoute encore une strate rythmique. Et malgré ce mélange complexe, autant inspiré de Steve Coleman que de Robert Wyatt, la musique reste dansante… Qui s’en plaindrait ?

Cette fois-ci, pas question de rater le concert de Kapok, dans la salle du Centre Culturel (là où nous avons raté Tin Men & The Telephone). Ce jeune trio hollandais a de quoi intriguer. Timon Koomen joue de la guitare électrique, Morris Kliphuis du cor et Remco Menting des percussions (il a repris le système astucieux consistant à remplacer la grosse caisse par un cajón, sur lequel il est assis). Si le son est original, les compos ne le sont pas moins. Au groove, qui adresse un clin d’œil à l’Afrique en passant par les Balkans, Kapok mêle des rythmes composés, parfois complexes, et des riffs rock incisifs. Les univers et ambiances se développent de manière joyeuse (« Missing Link ») ou plus ténébreuse (« Flatlands »), laissant la part belle à l’improvisation. Le groupe, qui n’a peur de rien, a d’ailleurs enregistré son premier album - alors que ses membres se connaissaient depuis quelques jours à peine ! - en s’enfermant quinze jours en studio, sans matériau. Le résultat est étonnant et Kapok mérite une attention toute particulière. À suivre.

Tineke Postma © Christian Deblanc

Retour à la grande scène.

Situation inédite pour la pianiste Nathalie Loriers. Accompagnée du fidèle Philippe Aerts à la contrebasse, elle a à ses côté la saxophoniste hollandaise Tineke Postma. En quelques échanges, on sent que le courant passe. Et qu’il passe même très bien. Le jeu alerte et tout en finesse de la première répond parfaitement aux interventions sinueuses de la seconde. Le son de la Néerlandaise est clair et détaillé, empreint d’un léger esprit soul. On pense parfois à Lee Konitz ou à Paul Desmond, avec une pointe d’acidité en plus. Sur les compositions personnelles de la pianiste (« L’aube de l’espérance » ou un superbe « Dinner with Ornette And Thelonious ») Postma improvise aisément, trouve facilement ses marques et se crée de vrais espaces. Mais les variations sur un thème de Lennie Tristano sont sans doute l’un des moments forts du concert. Loriers se lâche dans quelques solos brûlants. Les accords s’enchaînent, les doigts filent sur le clavier. C’est bourré d’idées et exécuté avec une maestria peu commune. Même Philippe Aerts, dans le feu de l’action, sort de sa réserve, fait claquer les cordes et va chercher au fond de sa contrebasse des sons oubliés. Un jazz relevé et plein de subtilités. Depuis la sortie de son très bel album en trio (Les trois petits singes, chez de WERF), Loriers se sent pousser des ailes. Son jeu semble renouvelé et libéré, plus affirmé encore et terriblement swinguant. Un véritable bonheur. Ce groupe, éphémère, mériterait d’être prolongé - il pourrait en découler de belles idées.

Marine Horbaczewski © Christian Deblanc

Une autre belle idée du festival est d’avoir offert à la violoncelliste Marine Horbaczewski (vue avec Tuur Florizoone, Michel Massot, Wang Wei Quartet) l’église du village pour un concert en solo. Celui-ci commence avec le « Lonely Woman » d’Ornette Coleman, titre on ne peut mieux approprié ; aussitôt la magie opère. Après avoir frappé les cordes, l’archet se frotte à elles. Avec amour, douceur et mélancolie. Entre jazz et musique de chambre, Horbaczewski nous fait faire des sauts dans le temps et le tour du monde. Nous voici en Italie, puis en Allemagne, avec Bach, Debussy… La violoncelliste réinvente, improvise, mélange les sons et les sens. Une poésie intimiste s’en dégage jusqu’en fin de concert où Marine dédie à l’homme de sa vie - ils attendent un heureux événement - une composition personnelle, à la fois baroque, contemporaine et surtout passionnée.

On rejoint la grande tente, le temps de se remettre de ces belles émotions, pour enfin découvrir ce qu’Eve Beuvens a fait de sa carte blanche. Sur le papier, on imagine que la pianiste a bien l’intention de sortir de son univers habituel. En effet, elle a convoqué une belle brochette de musiciens belges à la pointe du jazz actuel. On y retrouve Laurent Blondiau (tp, bg), Grégoire Tirtiaux (as, bs), Gregor Siedl (ts), Benjamin Sauzerau (eg), Manolo Cabras (cb) et Joao Lobo (dm). Et ça sonne ! D’entrée de jeu, on retrouve les influences d’un Mingus déchainé, de Monk, mais aussi peut-être de William Parker. « No Way Out Running » claque en tous sens. La composition, très ouverte, permet à Cabras de sortir le grand jeu, à Blondiau de donner libre cours à son imagination. Ça tremble, ça vibre, et Beuvens saute à pieds joints dans le modal, mais aussi la déstructuration, avec une joie visible. On ne la connaissait pas sous ce jour, elle qui, récemment encore, a sorti un album aux ambiances intimistes et nordiques avec Mikael Godée. Ici, avec « Scratching Mermaids » ou « La Lettre du Scribe à La Joconde », la musique flamboie tel une météorite qui éclaterait à l’envers. Et même dans les ballades (« Les Roses de Saadi », empreint de modernité brute et dénuée de tous bons sentiments), la tension est palpable. Eve ne lâche rien mais laisse plein d’espaces à ses fabuleux compagnons. Siedel et Tirtiaux échangent dans le feu des dissonances. Suzereau distille les chocs électriques, Lobo colore les thèmes d’une richesse et d’une finesse insoupçonnées, à la manière d’un Jackson Pollock. Standing ovation amplement méritée. Et rappel obligé.

Eve Beuvens © Christian Deblanc

Dans la fraîcheur de la nuit, pas question de se laisser aller. Le quintette français Papanosh compte bien ramener au-devant de la scène le public qui s’égaille parmi les échoppes de bières spéciales et autres spécialités régionales. Pas simple. Pourtant, avec humour et beaucoup d’idées musicales - que l’on pourrait situer entre Rêve d’Elephant et Skerik’s Syncopated Taint Septet - Raphaël Quenehen (as) et ses amis y parviennent. Les compos, souvent basées sur une rythmique puissante et déjantée, permettent à chacun de prendre des solos explosifs. Passant du piano au Fender Rhodes en faisant un détour par l’accordéon, Sébastien Palis succède aux attaques précises de Quentin Ghomari à la trompette. Papanosh fait feu de tout bois ; on aimerait les revoir dans de meilleures conditions.

Il est temps de prendre congé, tandis que la file s’allonge devant le chapiteau pour le concert de la chanteuse pop Noa, qui conclura ce merveilleux week-end. Gaume est vraiment une terre de découvertes et de mélanges créatifs fertiles.On se donne d’ores et déjà rendez-vous l’année prochaine pour une trentième édition qui sera, n’en doutons pas, plus réjouissante que jamais.