Scènes

Gent Jazz Festival 2008

Même endroit, même décor ou presque, mais changement de nom pour le « Blue Note Records Festival » de Gand qui devient le « Gent Jazz Festival. » L’édition 2008 a misé, comme d’habitude, sur une belle affiche variée.


Le Blue Note Records Festival a été rebaptisé le Gent Jazz Festival. Cela ne l’a pas empêché de conserver son organisation impeccable, sa programmation de haut niveau ainsi que son joli tapis bleu électrique qui mène le public au travers des allées du Bijloke pour accéder à l’habituel grand chapiteau blanc.

Sous la tente justement, on a procédé à quelques aménagements. Il y a plus d’ouverture sur l’extérieur, donc plus d’espace et plus de possibilités de voir la scène. Quoique… celle-ci ayant été abaissée (pour on ne sait quelle raison), la vision n’est plus vraiment optimale dès que l’on s’assied au-delà du milieu de la salle. Si l’on compte avec les quelques arbres indéracinables, au demeurant agréables et sympathiques, qui viennent aussi encombrer le champ de vision et réduire les angles, il vaut mieux bien choisir sa place. De toute façon, il y a toujours les écrans géants pour se consoler…
Mais venons-en à la musique proprement dite.

C’est Pascal Mohy et son trio qui ont l’honneur d’ouvrir le festival. Ce pianiste liégeois s’était vu remettre un Django d’Or « Jeune Talent » lors du dernier Dinant Jazz Night. Les deux festivals s’étant associés pour redonner à cette récompense le lustre qu’il mérite, la remise des Django d’Or belges 2008 se tient donc cette fois à Gand. C’est Robin Verheyen qui récolte le plus de suffrage côté jeunes talents, et le batteur Dré Pallemaerts qui emporte le trophée dans la catégorie Musicien confirmé. Un prix spécial, la « Muse de la Sabam », a été attribué à Jean-Pol Schroeder pour son travail acharné à la Maison du Jazz de Liège en particulier, et à la promotion du jazz en général.

Pierre Van Dormael © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes

Après cet intermède, Pierre Van Dormael (Django d’Or 2007) occupe la grande scène devant un public déjà très nombreux. Dans une optique plutôt folk, sur une musique souvent apaisée et langoureuse, le guitariste mélange subtilement les sonorités africaines avec un blues tendance Ry Cooder. À ses côtés, le guitariste sénégalais Hervé Samb lui donne la réplique. Entre les deux hommes, la musique coule avec aisance et chacun laisse à l’autre le plaisir de développer de tendres improvisations, souvent mélancoliques et alanguies. Lara Rosseel se voit offrir de temps en temps quelques espaces pour faire résonner mélodieusement les cordes de sa contrebasse… L’ensemble est velouté et David Broeders caresse délicatement la peau de ses tambours. C’est sans doute un pari osé que de proposer un tel programme dans un festival, mais le public, connaisseur, est des plus attentifs et apprécie à sa juste valeur ce beau travail intimiste. Pierre Van Dormael, disparu depuis, méritait bien ça.

Avant d’accueillir la grande vedette de ce premier soir, Lionel Loueke vient « chauffer » la salle en solo dans un set court mais intense. Avec sa guitare Godin dont il tire des notes cristallines à l’aide de quelques effets et quelques « loops », le Béninois présente la plupart de son album Karibu. Ses chansons empreintes de nostalgie, entre berceuses et tradition africaine, incitent le public à frapper dans les mains et presque à danser. Outre ses talents de guitariste et de compositeur, on apprécie aussi chez Loueke d’étonnantes performances vocales.

Herbie Hancock © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes

Place, finalement, à Herbie Hancock et son Rivers of Possibilities Tour. Avec cette star, on peut s’attendre à tout : au meilleur [1] comme au pire [2]. Plutôt que de nous servir l’entièreté de son dernier album [3], il préfère nous inviter à revisiter plus de 40 ans de carrière. Début tonitruant avec « Actual Proof » (époque funk/fusion) avant de présenter ses musiciens : Loueke, bien sûr, Chris Potter (ts), Vinnie Colaiuta (dm), Dave Holland (aussi magnifique à la basse électrique qu’à la contrebasse) et les deux chanteuses, Amy Keys et Sonya Kitchell. Autant la voix de Kitchell est très typée « FM », autant celle d’Amy Keys est très soul et R&B. Mais à elles deux, elles mettent le feu sur un « When Love Comes To Town » [de U2] dynamité ! Colaiuta drive avec fougue ; son jeu est plein de reliefs et de puissance. Potter déploie un son parfois acide, parfois rond, mais toujours vigoureux. Hancock s’amuse vraiment, passant du piano au Korg et injecte ponctuellement des phrases aussi groovy que vintage. Quant à Holland, il est impérial ; il est donc normal qu’Hancock lui laisse la scène pour un long et époustouflant solo. Sans aucun artifice, sans sampling ni effet, seul avec sa contrebasse, il déroule une improvisation des plus somptueuses. On appelle ça le talent.

Vendredi, toujours la même affluence pour ce deuxième jour où flotte un agréable parfum de bal populaire onirique. Il faut dire que sous la grande tente blanche, Trio Grande est venu présenter son dernier opus, Un matin plein de promesses. Devant un public étonné d’entendre ce jazz hybride et parfois déjanté, Trio Grande impose petit à petit son univers. Laurent Dehors jongle avec les clarinettes, flûtes, clarinettes basses et même une cornemuse plumée comme une oie… Matthew Bourne plaque des accords improbables au piano, Michel Massot passe allègrement du trombone au tuba et Michel Debrulle déploie un jeu tout en nuances aux percussions. Le résultat ne se fait pas attendre et le groupe obtient un gros succès amplement mérité. L’originalité et l’intelligence de la musique ont encore de beaux jours devant eux, c’est rassurant et excitant.

Pat Metheny © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes

Pour clôturer cette deuxième journée, Pat Metheny est invité avec son trio à présenter son excellent album Day Trip. Sous l’œil inquisiteur d’une véritable garde rapprochée [4] c’est en solo que le guitariste entame le concert. On connaît ses talents de virtuose et il n’a aucun mal à créer une atmosphère riche en mélodies éblouissantes. Il alterne les thèmes sur trois guitares différentes - dont la célèbre guitare Pikasso à 42 cordes pour interpréter « Into The Dream ».

Mais le meilleur est encore à venir : avec Christian McBride à la basse et Antonio Sanchez à la batterie, le concert est des plus explosifs ! Voilà un jazz qui pulse, échange et s’amuse. McBride allie virtuosité, puissance et groove avec aisance. Le courant passe indéniablement entre les trois musiciens. Oubliée la démonstration, place au partage et à la musique qui va droit à l’essentiel ! Peu d’espace cependant pour les solos, quelques respirations. Le set est efficace, tendu, presque étouffant, mais résiste à toutes les épreuves : celle du temps qui passe (plus de deux heures trente sur scène) et celle du temps qu’il fait (un orage monstrueux s’abat sur Gand, ce qui n’altère en rien une prestation fantastique, car c’est plutôt à l’intérieur que le tonnerre éclate !).

Amina Figarova © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes

Une main de fer dans un gant de velours. C’est peut-être une image simpliste, mais c’est celle qui vient à l’esprit lorsqu’on écoute Amina Figarova, qui ouvrait ce troisième jour. Les compositions de l’Azerbaïdjanaise [5] sont ciselées, et les arrangements souvent élaborés. Sa musique est servie, il est vrai, par d’excellents interprètes : Bart Platteau (fl), Jeroen Vrijdag (b), et surtout Kurt Van Herck (ts), Nico Schepers (tp) et le très expressif Chris « Buckshot » Strik aux drums. On connaissait le côté lyrique de Figarova ; on la découvre ici plus incisive. Même dans les ballades (« Bagdad Story », « Summer Rain »…) À l’inverse, sur les titres résolument bop (« Chicago Split » ou « Blue Wonder »), où chaque soliste a la place de s’exprimer, on retrouve une ligne mélodique bien dessinée. Entre bassiste et batteur, les échanges sont raffinés, les solos de Van Herck et de Schepers tranchés, et les interventions fantomatiques de Platteau - ainsi que les échappées décidées ou romantiques de la pianiste - donnent à l’ensemble une cohérence bien balancée.

On attendait beaucoup de l’association entre Jimi Tenor, excentrique bidouilleur électro-dance et la Flat Earth Society, big band touche-à-tout et mélangeur de sons aux rythmes débridés. Le résultat nous laisse un peu sur notre faim. Avec la FES, c’est un peu comme si l’orchestre de Quincy Jones avait mis les doigts dans la prise. Le big band peut jouer des ballades romantiques comme basculer dans le lourdingue, façon brass band déjanté. Peter Vermersch et son groupe n’ont pas peur non plus de flirter avec le kitch. Et ce n’est pas Jimi Tenor qui va les en empêcher, lui qui use de gadgets qui n’apportent pas grand-chose à la musique. Alors on jongle avec des thèmes hip hop, jungle, dance. On croise la bande-son d’un film imaginaire de James Bond ou des productions de la Hammer dans les années 60 - des films d’horreur. On ne s’ennuie pas vraiment mais on reste dans le festif sans beaucoup d’originalité.

D’originalité, il n’en sera pas trop question non plus avec Diana Krall mis à part, peut-être, une envie de parler en toute décontraction avec le public, ce qui n’est pas courant chez elle. Elle plaisante, raconte sa journée à Gand, évoque les souvenirs de son Elvis de mari qui était venu ici l’an dernier, tout en déroulant les habituels « Nearness Of You », « Let’s Fall In Love », « Exactly Like You » ou « Let’s Face The Music And Dance » avec élégance mais sans surprise. Il serait dommage, en revanche, de ne pas souligner les magnifiques interventions du guitariste Anthony Wilson : précis, vif et inventif, il donne un supplément de frisson à la foule qui s’est amassée au Bijloke pour applaudir la belle Canadienne.

Wayne Shorter © Jos Knaepen/Vues Sur Scènes

Enfin, le grand final ! Place à Wayne Shorter pour terminer en beauté la première partie du festival [6], qui accueille des groupes tels que le Buena Social Club, Erykah Badu ou encore The Herbaliser). Il y a deux ans, Shorter avait laissé une impression mitigée : à aucun moment il n’était vraiment « entré » dans le concert. En le voyant arriver sur scène et s’adosser aussitôt au piano, on a pu nourrir quelques craintes… Mais on est vite rassuré. Le groupe offre en effet un concert d’anthologie ! Un vrai feu d’artifice ! Danilo Perez (p) ouvre rapidement le débat avec un motif sur lequel embrayent aussitôt John Patitucci (b), Brian Blade (dm) et, dans une moindre mesure, Wayne Shorter lui-même. Musique libre, improvisée, inspirée, vivante. La barre est déjà placée très haut. Perez explore les espaces par un jeu vif, inventif et pétillant. Blade impose un groove d’une grande sensibilité. Patitucci, optant parfois pour l’archet, répond coup pour coup. Shorter intervient par petites touches. Il attend son heure. La musique tourbillonne, s’envole et jamais ne s’arrête ; elle passe d’une variation à l’autre sans discontinuité. Shorter abandonne alors son ténor pour prendre le soprano. Et là… c’est le drame ! L’instrument lui glisse des mains, l’anche se défile… Mais la rythmique continue. Ils sont tous hilares. Même Shorter en rigole. Il tente de réparer son soprano, abandonne et reprend le ténor. Pas question de faire baisser la pression, au contraire, on passe à une vitesse supérieure. Visiblement surpris par la tournure que prennent les évnements, le groupe redouble d’idées. Le quartette ne se laisse pas démonter et profite même du moindre incident pour s’engouffrer dans de nouvelles pistes, comme lorsque Shorter laisse tomber – décidemment ! – le capuchon de son bec de soprano dans le piano ! Cela inspire Perez, hilare, qui emmène le groupe encore plus loin ! Blade répond aussitôt et Patitucci fait le lien, raccroche les wagons. La machine est en route, rien ne l’arrêtera. La musique est bouillonnante. Clins d’yeux, échanges musicaux improbables et hilarité générale… C’est clair, les musiciens ne savent plus où ils en sont, mais ils avancent dans l’inconnu, encore et toujours. Ils inventent une nouvelle musique. L’intelligence de jeu et l’improvisation sont totales. Le moment est magique. Alors, Shorter tente le tout pour le tout, empoigne son soprano et, cette fois-ci, se lance à corps perdu dans la musique. Et là… c’est du délire ! La palette de couleur musicale change encore. L’intensité est décuplée. Quinze minutes (ou bien plus, sans doute) de musique extraterrestre ! Le bonheur est sur la scène mais aussi dans la salle où la foule se lève comme un seul homme pour une ovation interminable. On a assisté à un concert unique, presque historique. Sans doute le moment plus extraordinaire du festival depuis sa création. Dans de telles conditions, on a déjà hâte de le retrouver l’année prochaine.

par Jacques Prouvost // Publié le 15 septembre 2008

[1avec Bobby Hutcherson

[2Future To Future

[3River, The Joni Letters

[4photos presse totalement interdites, image fixe sur le grand écran et dénonciation du moindre resquilleur parmi le public

[5qui partage son temps entre les Pays-Bas et les Etats-Unis

[6le Gent Jazz a gardé aussi la formule « All that Jazz  ! » en première semaine et « All that Jazz  ? » en seconde