Tribune

Gerald Wilson (1918-2014)

Trompettiste, arrangeur, compositeur, Gerald Wilson est mort le 8 septembre dernier à Los Angeles. Il venait de fêter ses 96 ans.


Trompettiste, arrangeur, compositeur, Gerald Wilson est mort le 8 septembre dernier à Los Angeles. Il venait de fêter ses 96 ans. Sa longue carrière l’aura vu écrire pour grand orchestre de jazz (Ellington, Basie), mais aussi pour la télévision, le cinéma et des orchestres symphoniques. Entre 1961 et 1969, il a également laissé pour le label « Pacific Jazz » un grand nombre d’enregistrements enthousiasmants. Portrait d’un homme de l’Ouest qui aimait la corrida et les toreros.

Et la preuve de cet intérêt pour la corrida, les toreros, et donc le Mexique (quand on réside sur la côte Ouest, c’est tout naturel, et pour les corridas, il faut franchir la frontière) est son arrangement de « La Virgen de La Macarena », qu’il enregistra avec son propre grand orchestre en 1954, avant de le produire chez Ellington en 1955 (sessions Capitol). Excellent premier trompette, formé très tôt à l’école de Jimmie Lunceford où il remplaça Sy Oliver (également trompettiste), Gerald Wilson a travaillé, arrangé, écrit et joué chez Ellington et Basie, entre autres, avant ou après avoir tenté de former ses propres orchestres, et d’y être parvenu d’ailleurs au détour des années 50, avant de dissoudre sa formation parce qu’il avait envie d’autre chose que de diriger un big-band. Sur ses premières armes comme compositeur et arrangeur chez Lunceford, Horace Silver a déclaré : « Il y avait sur le même disque (un 78 tours) deux morceaux qui m’ont toujours renversé, « Hi Spook » et « Yard Dog Mazurka ». » Une admiration partagée par Ray Wetzel qui repiqua en 1946 les éléments essentiels de « Yard Dog Mazurka » pour en faire le célèbre Intermission Riff de chez Stan Kenton.

Mais reprenons. Gerald Wilson naît à Shelby (Mississippi) le 4 septembre 1918. Ses deux parents sont musiciens, et sa mère l’initie au piano. La famille se déplace à Detroit, où il reçoit une éducation musicale complète. Il joue d’abord des saxophones (alto et ténor) avant de devenir un excellent trompettiste, arrangeur, compositeur. Fin 1939, il remplace Sy Oliver chez Jimmie Lunceford où il reste jusqu’en 1942. Puis il émigre vers la côte Ouest, où il travaille avec Les Hite, Phil Moore et Benny Carter, tout en commençant à écrire pour des bandes sonores de cinéma. Il forme donc son propre grand orchestre fin 1944, avec des solistes avertis de la nouvelle musique, le be-bop . [1]. Pris entre le souci de gérer un orchestre et le talent qu’on lui reconnaît comme arrangeur et compositeur (Basie, Gillespie, Ellington font appel à lui, mais aussi Dinah Washington et Ella Fitzgerald), il se consacre plutôt à cette deuxième vocation, et ne poursuit pas sa carrière de chef [2] et décide d’étudier sérieusement. Il se nourrit de musique classique et contemporaine, apprend à écrire pour le cinéma, la télévision, etc. Durant cette même période, qui nous conduit vers la fin des années 50, il joue parfois en renfort dans la section des trompettes de Duke Ellington ou Count Basie, tout en leur fournissant de brillants arrangements. En 1950 il est directeur musical d’une chaîne de télé à L.A., où il s’installe avec sa femme Josefina en 1951.

Cependant, à partir des années 60, il enregistre pour le label Pacific Jazz une série de disques qui vont marquer l’histoire des « big bands funky », au point qu’il y a quelques années, les disques Mosaic lui ont consacré une réédition complète en 5 CD : The Complete Pacific Jazz Recordings of Gerald Wilson Orchestra. Une splendeur. C’est Richard Bock, président de Pacific Jazz, qui souhaitait avoir un big-band sur son label. Averti du talent de Gerald Wilson et de sa capacité à mener des hommes avec la souplesse humaine dont faisait aussi preuve Duke Ellington, il lui fait confiance pendant une petite dizaine d’années, et c’est la belle aventure qui commence.

La première séance donnera en septembre 1961 la matière du célèbre You Better Believe It, qui débute avec un « Blues For Yna Yna » qui vous reste accroché dès que vous l’avez entendu une fois. Mel Lewis est à la batterie et c’est Richard « Groove » Holmes qui tient l’orgue. Le ton est donné, les solistes se succèdent et ils ont nom Carmell Jones à la trompette, Buddy Collette aux anches et flûtes, Joe Maini à l’alto [3], Teddy Edwards au ténor. « The Wailer » est une pièce écrite pour la série télévisée Lineup. Un an plus tard, c’est « Viva Tirado », une pièce écrite pour un jeune matador mexicain du nom de José Ramon Tirado : « Il était sensationnel, dit Gerald Wilson, et me faisait penser à l’un de ces jeunes trompettistes de l’époque. J’étais tellement impressionné que j’ai voulu donner mes impressions sur lui en musique. » Le guitariste Joe Pass fait alors partie de l’orchestre. Jack Wilson est au piano dans « Moment Of Truth », qui donnera son titre au deuxième album, et Harold Land est présent au ténor. [4] Un an de plus s’écoule avant la matière d’un troisième disque, où l’on entend un « So What » magnifique, pris plus rapidement que chez Miles Davis. « ‘Round Midnight » est une occasion de briller pour Joe Pass, « Paco » un second portait de matador, dédié à Paco Camino. « Ravi » et « Aram » sont dédiés à la musique indienne et à l’Arménien Khachaturian. Comme le fait observer Bobby Rodriguez, critique de jazz, « Gerald Wilson fabrique son « latin jazz » de façon moins rythmique que Gillespie ou Machito. Il travaille davantage sur l’harmonie et la façon de faire sonner les sections de cuivres, trompettes et trombones. » Sur le même disque, « Eric » est évidemment dédié à Eric Dolphy.

En mars 1965, le vibraphoniste Roy Ayers se joint à l’orchestre, et on l’entend dans une pièce encore une fois très « espagnole », « Los Moros de España ». « Musette » est écrit pour Joe Pass, et l’on retrouve « El Viti », qui fut joué chez Ellington, avec Cat Anderson ! Et là, énorme surprise, c’est Anthony Ortega qui surgit, altiste et flûtiste au style proche de celui de son ami d’enfance Eric Dolphy. On connaît bien, en France Anthony Ortega pour deux disques, « Revelation » exceptionnels et quelques concerts dans notre pays au détour des années 1990/2000. Fin 1965, Ortega laisse un solo admirable dans une version fascinante de « Freddie Freeloader ». Quelques morceaux célèbres complètent le tableau, « Yesterday » de Lennon et McCartney, ou « Watermelon Man » de Herbie Hancock. Au fil des années, et jusqu’en 1969, Wilson poursuit ce qui demeure aujourd’hui comme son œuvre essentielle. De nouveaux solistes viennent enrichir les prestations de l’orchestre : Dennis Budimir ou Laurindo Almeida (g), Conte Candoli (tp), Bud Shank (as, fl), Curtis Amy (ts), ou encore Bobby Hutcherson (vib).

De 1970 à nos jours Gerald Wilson n’a cessé de travailler, dans sa région et au-delà, écrivant pour les séries télévisées, le cinéma, prolongeant chaque fois qu’il pouvait son œuvre de jazzman, et la sublimant encore pour la faire passer du côté de la musique savante. Il a laissé partout le souvenir d’un homme passionné, affable, d’une rare compétence dans ses domaines de prédilection. Et avec ça bon père de famille. Il est encore temps de le découvrir, mais de toutes façons il montre depuis belle lurette que son inscription n’est pas du côté des succès, mais de la musique.

par Philippe Méziat // Publié le 29 septembre 2014

[1« Mon enregistrement de « Groovin’ High » (1945) prouve que nous étions l’orchestre le plus aventureux du moment. Aucun autre n’occupait notre terrain. Mes musiciens étaient tous des be-boppers. Mon pianiste, Jimmy Bunn, était sur le « Lover Man » de Charlie Parker »

[2« Tout d’un coup, je me rendis compte que j’avais du succès avec mon orchestre, j’avais des dates en pagaille, des contrats, mais que ce n’était pas ce que j’avais vraiment voulu. Je voulais apprendre, travailler la musique, en savoir plus. La seule façon d’en sortir était d’arrêter l’orchestre. Mon agent était prêt à me tuer ! »

[3Si vous ne vous êtes pas encore procuré le coffret de quatre CD consacré à ce phénomène, il est encore temps.

[4Comme on le voit, pas un des grands solistes de la côte Ouest n’a échappé à l’envie de venir jouer avec Gerald Wilson, à l’exception de ceux qui avaient déjà une formation renommée, comme Chet Baker ou Art Pepper..