Entretien

Gregg Simpson

À la découverte du free jazz au Canada…

C’est en naviguant sur la toile à la découverte du free jazz au Canada que je suis tombé sur le site de Gregg Simpson. Il est surprenant que l’on parle si rarement de la musique d’avant-garde canadienne et, avant de rencontrer Gregg Simpson, pour moi, le paysage du free jazz des années 60-70 se résumait à New York, Paris et Berlin. Aujourd’hui, j’ajoute Vancouver…

Le batteur Gregg Simpson a été l’un des pionniers de l’avant-garde au Canada, avec Paul Plimley, Bruce Freedman, Ralf Eppel et le magnifique pianiste Al Neil. Simpson a d’ailleurs fait partie du trio de Neil, qui fut tout à fait novateur et peu conventionnel. Il a aussi pris part au New Orchestra Quintet et monté ses propres groupes, comme Sunship Ensemble et Lunar Adventures. Écouter la musique de Simpson, en particulier celle du trio de Neil et du Sunship Ensemble, c’est se replonger dans un pan de l’histoire. On y trouve cette ambiance particulière aux années 70, une époque où les musiciens se débarrassaient des conventions musicales et développaient des sonorités inhabituelles. Avec ces enregistrements, c’est une nouvelle ère musicale qui émergeait au Canada. Simpson nous en dit un peu plus sur sa musique, ses amis musiciens et sa carrière de peintre…

- Taran Singh : Comment es-tu devenu musicien et dans quel environnement as-tu grandi ?

Gregg on drums © Gregg Simpson

Gregg Simpson : Ma famille était une famille d’artistes. Mon père, Douglas Simpson, était architecte. Il a été parmi les premiers Modernistes au Canada, dans les années 40-50. Il chantait et jouait du violon. Il avait une belle voix, mais moins que ma mère, Ferne Cairns, qui était chanteuse professionnelle et avait appris le chant à l’université, avant la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, quand nous avons déménagé à Vancouver, elle a chanté avec le fameux chef d’orchestre européen, Nicholas Goldshmidt, décédé récemment, à plus de quatre-vingt dix ans, mais aussi avec John Avison, qui dirigeait le CBC Broadcasting Orchestra. Elle a été la Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée… Elle était soprano.

Mes premiers souvenirs, si l’on excepte les vibrations prénatales (rires), c’est ma mère qui chantait Bach et d’autres compositeurs classiques. A la maison, avec mon père, ils chantaient en duo et aimaient beaucoup Cole Porter, Gershwin, les chansonniers. Récemment nous avons numérisé quelques-uns de ses enregistrements radiophoniques. Je tiens donc mon oreille de ma mère, qui l’avait absolue. Très jeune, je jouais déjà des mélodies, et à six ans, j’ai commencé les leçons de piano. J’ai arrêté vers dix ans, parce qu’à cet âge, on préfère jouer dehors…

Gregg Simpson Solo and Duets - Drum Fire

A treize ans, j’ai commencé à m’intéresser à la batterie car mon frère en jouait un peu, en même temps que la flûte et la contrebasse. Nous faisions le bœufs et j’ai pris des cours au fameux Jim Blackey’s Drums Village, d’où sont issus de nombreux musiciens connus, comme Terry Clarke par exemple, qui s’est surtout illustré en 1965 dans le célèbre John Handy Quintet.

Après trois ou quatre ans de cours, j’ai commencé à jouer avec des musiciens comme Frank Foster, P.J. Perry, Flip Nunez, Jack Wilson etc. mais aussi avec mon propre groupe, le New Dimension Jazz Trio. C’était dans les années 1964-1965. Ensuite, Philly Joe Jones est venu deux fois chez nous. Une fois il a emprunté ma batterie et j’en ai profité pour jouer avec lui. Son jeu était explosif, du hard bop sous stéroïdes ! (rires) Bien sûr, j’aimais également Ed Blackwell, Billy Higgins, Roy Haynes, Elvin Tony et tous les autres géants. J’ai toujours gardé une place dans mon cœur pour tous ces batteurs. Et la disparition de Tony et d’Elvin a été un choc. J’avais rencontré ce dernier dans les années 70. Quel batteur incroyable !

J’ai commencé à donner des concerts de jazz vers 1964. A la Banff Summer School of Arts, j’avais joué avec Frank Foster alors qu’il venait juste de quitter Count Basie. A Vancouver nous avons eu la visite de toute une série de grands noms du jazz comme Miles Davis, avec George Coleman et Frank Strozier, Cannonball Adderley, avec Yusef Lateef et Joe Zawinul, Charles Mingus, Stan Getz, Harold Land avec Hampton Hawes et bien d’autres encore. J’avais donc déjà baigné dans le hard bop quand Philly Joe Jones est arrivé et m’a demandé de l’accompagner pendant qu’il jouait du piano : j’essayais de lui faire mon « Philly Joe Jones » ! C’était un excellent terrain d’apprentissage ! Il a été ma référence majeure jusqu’à ce que je passe au free jazz.

Comment es-tu passé à l’avant-garde ?

Al Neil Trio © Gregg Simpson

En 1964 j’ai formé le New Dimension Jazz Trio avec marimba, contrebasse et batterie. L’instrumentation était plutôt bizarre, mais nous jouions des choses suffisamment intéressantes pour accéder aux clubs et rencontrer des musiciens. C’est comme ça que j’ai pu jouer avec Perry et Don Thompson, deux des plus célèbres boppers canadiens. C’est aussi à cette époque que nous avons fait les premiers pas vers le free jazz grâce à Downbeat Magazine et aux disques que nous achetions. Nous avons rapidement pris le coche, à l’écoute d’Ornette Coleman, de Cecil Taylor, des nouveaux développements de John Coltrane et d’Albert Ayler.

En 1965 j’ai rejoint le Al Neil Trio avec mon ami Richard Anstey à la contrebasse. Al était un vétéran du boogie woogie et du bop - le pianiste bop de référence, à Vancouver. Il avait notamment contribué au démarrage du Cellar. Ce qui lui avait permis d’accompagner tous les grands, comme Art Pepper, Carl Fontana, Conte Candoli et bien d’autres. Charles Mingus, Wes Montgomery et Harold Land y venaient souvent. C’est aussi au Cellar qu’Ornette a donné son premier concert à Vancouver. Al était également un ancien combattant qui avait participé au Débarquement et à la libération de Paris. D’ailleurs il jouait souvent du piano pendant la libération.

Al avait toujours été intéressé par l’art et la littérature moderne. Il faisait des installations et écrivait des nouvelles dans la tradition de William Burroughs. En 1958 il a enregistré avec Kenneth Patchen chez Folkways Records ce qui était probablement le meilleur album de jazz et poésie, et qui est toujours disponible. Al, qui était en train de s’éloigner du be-bop, en avait assez des saxophonistes qui voulaient juste qu’il joue les accords de passage. Il avait d’abord été influencé par Bud Powell et Elmo Hope. Mais son jeu était plus tumultueux et davantage chargé d’émotion que chez la plupart des boppers. Il puisait également ses sources chez des compositeurs comme Harry Partch et John Cage. En revanche il n’avait jamais entendu un disque de Cecil Taylor. D’ailleurs son jeu était totalement différent.

Sinon, j’avais été très touché par des enregistrements comme Meditations de Coltrane et Spirits Rejoice d’Ayler. Mon jeu était une combinaison d’Elvin Jones, de Philly Joe et de Sunny Murray. J’aimais particulièrement l’approche orchestrale de la batterie de ce dernier. Par ailleurs je m’intéressais aussi à Debussy et, bien que sa musique soit beaucoup plus paisible que le jazz que j’écoutais alors, j’ai été profondément marquées par les timbres et les couleurs des Nocturnes et des Images pour orchestre.

Nous avons arrêté de jouer des standards be-bop autour de 1967. Nous utilisions un tas de bandes pré enregistrées, des montages de lecture, des jouets et des percussions. Petit à petit nous nous acheminions vers une sorte de « musique d’art » qui n’avait plus grand-chose à voir avec les racines du jazz. D’ailleurs nous donnions nos concerts dans les universités et les galeries, pas dans les clubs, et on parlait de notre musique dans Coda Magazine. Nous organisions aussi des spectacles multimédia avec des danseurs et des projections expérimentales, bien avant les lightshows. Ça se passait à la Sound Gallery, un petit local que j’avais loué aussi pour y installer mon atelier de peinture. Mais toute l’histoire de cette période ainsi que notre première partie de Janis Joplin et du Grateful Dead au Trips Festival est raconté sur mon site.

En 1971 j’ai arrêté de jouer avec Al et nos chemins se sont séparés. Nous nous sommes juste retrouvés un temps en 1972 dans Al Neil Jazz Probe pour quelques concerts et enregistrements. Après une courte pause, j’ai monté d’autres combos comme Sunship Ensemble en 1974-1975, Vancouver Sound Ensemble en 1976 et, finalement, le New Orchestra Quintet de 1977 à 1980.

En 1973 j’avais fait un voyage à Paris pour une exposition d’art et rencontré Gleen Spearmann. Nous nous sommes retrouvés à Vancouver en 1990 et avons enregistré une longue pièce pendant le Du Maurier International Jazz Festival.

Comment s’est formé le Al Neil Trio ? Que pourrais-tu dire de son contenu musical ? Quels étaient ses aspects novateurs pour rapport l’époque ?

Gregg Simpson in Italy © Gregg Simpson

Richard et moi avions accompagné ensemble le joueur de marimba Din French dans le New Dimension Jazz Trio au début de 1965. Din avait amené son ami Buckley pour qu’il joue de l’alto, bien qu’il soit plus connu comme claviériste. De mon côté, je connaissais déjà Al. Richard aussi avait déjà joué avec Al dans un quartet avec Dale Hillary à l’alto et le batteur Jim Chivers, autre « produit » du Jim Blackey’s Drums Village. Hillary tenait d’ailleurs l’alto sur le disque de 1958 que Neil avait enregistré avec le poète Beat, Kenneth Patchen. Il avait également fait une tournée avec le groupe de Philly Joe Jones à Cuba, entre autres. Ce quartet était extraordinaire : une nuit, au Flat Five, je les ai entendus malaxer un morceau pendant un set complet.

Au départ, le Al Neil Trio était en fait un quartet car Bob Buckley y jouait du saxophone alto. Les deux premières répétitions du trio eurent d’ailleurs lieu dans la propriété de la famille de Buckley, dans l’un des plus beaux quartiers de Vancouver. Nous jouions une sorte de hard-bop ouvert comme j’avais déjà entendu Al en jouer. Par la suite, Buckley est devenu riche et célèbre grâce au groupe de rock Spring, puis comme producteur. Très vite le quartet s’est transformé en trio avec Al au piano, Antsey à la basse et moi-même à la batterie. Et ce trio a su marcher dès sa naissance ! A cette époque Al avait quarante-deux ans, Richard et moi dix-huit. Nous répétions régulièrement dans le petit local qui allait devenir la Sound Gallery.

Notre premier concert fut une prise de conscience ! Al était en grande forme ce soir-là. Il avait amené son petit piano électrique Wurlizter, dont les touches étaient si fragiles qu’il avait réussi à en casser la moitié en tombant de son tabouret ! La « partition » de la musique qu’il avait prévu de jouer était faite de portées découpées et assemblées avec toutes sortes de coupures de magazines populaires…

Al jouait une musique torturée, mystique, mais intensément lyrique. Entre Powell, Varèse et Debussy. Mais il s’était forgé un style à la fois lyrique et cataclysmique. Même s’il avait été un authentique hard bopper, Neil s’inspirait de plein de gens différents comme Kurt Schwitters, l’un des pionniers du dadaïsme, les peintres Bradley Tomlin et Mark Tobey, d’ouvrages sur l’alchimie et le mysticisme ou des visions fiévreuses d’Artaud. On comprend pourquoi il a fini par se lancer dans une sorte de « multimédia du jazz ».

De mon côté, j’avais aussi expérimenté avec des boucles à partir de deux magnétophones que je contrôlais tout en jouant de la batterie, avec des jouets et toutes sortes de sons radiophoniques ou pré-enregistrés que je mixais. Al rajoutait des lectures courtes sur ces collages sonores. De tout ça est né un nouvel idiome sonore. J’ai souvent entendu Al dans des soirées où il lisait des extraits de quatre ou cinq livres en même temps. C’était très amusant.

The Al Neil Trio - Retrospective : 1965 - 1968

En fin de compte, les morceaux naviguaient entre lyrisme, hard bop et éléments dada. Al dévoilait également ses idées politiques dans sa manière de traiter les textes des discours des présidents des Etats-Unis ou de la police locale qui le harcelait sans cesse. Par exemple sur « Snedenko College » (Retrospective).

Notre premier enregistrement en studio, si on peut dire, a eu lieu le 15 décembre 1965 devant une audience restreinte. La musique n’avait rien d’extraordinaire, une combinaison de fragments mélodiques comme « Summertime » exposés par vagues d’arpèges, de clusters polychromatiques, de lignes modales et de passages atonaux. Nous pensions tous que nous jouions encore du jazz. A cette époque, Antsey et moi étions juste en train de découvrir le travail du quartet de Coltrane et de Mingus, que nous avions vu ensemble au Blue Horn, l’ex-Flat Five Club. Quand des musiciens lui demandaient ce qu’étaient tous ces trucs que nous jouions, Al aimait les mystifier en répondant : « J’aime croire que je joue encore du jazz ! ».

Le bassiste et pianiste Don Thompson, devenu depuis une icône du jazz canadien et qui avait joué du be-bop avec Al, lui demandait : « Comment fais-tu pour que ces gars-là jouent comme ça ? ». Ce n’était pas facile à expliquer. Le Trio avait une empathie unique pour l’improvisation, un peu comme le Bill Evans Trio. En plus frénétique bien sûr, mais on retrouvait ces entrelacs et ces lignes mélodiques qu’il y a dans le trio d’Evans. Évidemment le rapprochement ne pouvait se faire que lorsque nous jouions un morceau qui reprenait la forme d’un air ou d’une chanson. Ce qui était unique avec ce groupe, c’était qu’on se comprenait même sur un chant sans parole, et qu’on assemblait des textures sonores en utilisant des jouets, des bandes magnétiques, des enregistrements, la radio, tout en conservant le feeling d’un trio de jazz… Dans un morceau comme « State of The Union », on mélangeait une musique tonitruante, un manifeste politique et un discours radiophonique du Président Johnson à propos du Viêt-Nam qu’on avait étouffé dans un fracas de bruitages et de cris insensés, le tout enregistré au Sound Gallery, plongés dans le noir. On était bien loin du be-bop…

Oui, il y avait dans ce trio une relation très particulière… Nous pouvions jouer aussi bien des classiques du bop comme « Birsk’s Work », « Airegin », « Celia » ou « Round Midnight » que des standards comme « Old Black Magic » ou « What Is This Thing Called Love », en passant par des collages sonores apocalyptiques, de la musique bruitiste ou des improvisations minimalistes dans l’esprit de John Cage. Un de nos morceaux s’appelait « Zen Glass ». On cassait des bouteilles dans une bassine, puis on ajoutait des enregistrements de bruits de verre brisé et Al jouait au piano le thème comme à la cithare, directement sur les cordes… Quand bien même nous empiétions sur le territoire de Varèse ou de Cage nous avions toujours le sentiment de jouer comme un trio de jazz, dans l’esprit du trio de Bill Evans, mais sur une matière sonore totalement différente.

Gregg on painting © Gregg Simpson

C’est pendant l’hiver 1965-1966 que j’ai décidé de baptiser « Sound Gallery » le petit local que je louais comme atelier de peinture et comme studio de répétition. L’enseigne était un grand panneau posé contre la fenêtre annonçant : « Al Neil and his Royal Canadians » où on avait collé des photos. L’entrée se faisait en échange d’un don car on nous avait dit que ça permettait d’éviter les tracas avec les autorités. Au concert suivant le groupe devint les Royal Rascals et, à peu près à la même période, nous avons commencé à inviter d’autres musiciens aux concerts.

En 1966 au PNE Trips Festival, l(Al Neil Trio fit la première partie de Janis Joplin et Big Brother, puis de Holding Company ainsi que d’autres concerts comme ceux de Grateful Dead, Quicksilver Messenger Service, Daily Flash, le poète Michael McClure etc. C’était avant que ces groupes soient connus, quand ils faisaient encore partie de la scène underground.

Trois ans après sa création, le trio a éclaté car Anstey est parti monter son propre groupe. Al et moi avons continué jusqu’à ce que Marguerite, l’épouse d’Al, joigne son violon et sa voix à notre duo, pour reformer un trio. Celui-ci a continué jusqu’en 1970 et nous avons tourné à Toronto et dans les « Prairies » pour jouer à Edmonton et Regina. En 1972, nous nous sommes retrouvés avec Anstey et Al, plus Annie Siegel à la flûte et au saxophone alto. Ex-épouse du ténor Charles Brackeen, elle arrivait de New York et apportait au groupe un nouvel élan. Ce nouveau groupe s’est appelé Al Neil Jazz Probe et a donné quelques concerts à Vancouver et à Victoria, dont certains ont été enregistrés. Le Jazz Probe n’a duré qu’un an, mais jouait un jazz très intense, une sorte de free jazz avec des éléments de fusion. La plupart des pièces étaient totalement improvisées.

Retrospective est une excellente illustration de la musique du trio. Que peux-tu dire de ce disque ?

Le double album Retrospective 1965 - 1968 de l’Al Neil Trio est sorti en 2002 chez Blue Minor Records, à Vienne. Ce label a été créé par Anstey. Malheureusement il est décédé en 2004 d’une crise cardiaque, ce qui nous a tous traumatisés, ses amis, sa famille et moi. Il avait utilisé son label pour sa propre musique comme Aromatic Journeys et 2000 Years in The Footsteps of Jesus, album réalisé pour les pèlerins du millénaire en Israël, où Anstey vivait. Bien que n’étant pas juif, il est enterré dans un cimetière de Tel Aviv car c’est dans ce pays qu’il avait ses attaches depuis 1985.

Où est Al Neil aujourd’hui ?

Al va sur ses quatre-vingt un ans,il est à la retraite. Jusqu’à il y a peu, il continuait à jouer et à exposer ses œuvres, mais maintenant il se consacre aux solos de piano chez lui, à Vancouver. Je viens juste de regrouper onze enregistrements représentatifs de son travail de 1968 à nos jours. J’espère que cette compilation verra le jour sous une forme ou une autre.

Peux-tu nous en dire un peu plus sur les autres groupes avec lesquels tu as joué, comme le NOW Orchestra, Lunar Adventures, Sunship Ensemble etc ?

Sunship Jazz Ensemble - Sunship

Après le Al Neil Jazz Probe, Anstey et moi avons monté Sunship Ensemble dont il existe un disque, sorti en 2004 sur CD. Ce groupe était une émanation du New Atlantis Houseband, un trio créé en 1971 avec Anstey, le guitariste Al Sharpe et moi. Nous formions le noyau du Sunship Ensemble qui comptait également Bruce Freedman au ténor, Ross Barrett à la flûte, au ténor et aux claviers, et Clyde Reed à la contrebasse. Le Sunship Ensemble, né en 1974, était un groupe dans l’air du temps. Au début des années soixante-dix, beaucoup de groupes piochaient des éléments dans un peu toutes les cultures. Mais la musique du Sunship Ensemble comportait plus de parties d’improvisations free que la plupart des groupes qui versaient dans la fusion afro-latino. Même s’il y avait des éléments world, le Sunship Ensemble gardait les caractéristiques d’une musique régionale qui s’était bâtie sur la côte ouest, dans un environnement de forêts…

En 1976 j’ai commencé à jouer avec le pianiste Paul Plimley, toujours avec Freedman au ténor, et John Giordano à la contrebasse. Nous formions le Vancouver Sound Ensemble et nous avons eu la chance de devenir le groupe maison d’un club de jazz qui faisait parti du Oil Can Harry’s. Entre deux gigs, nous jouions avec des musiciens comme Cecil Taylor, Antony Braxton, Mingus, Pharoah Sanders et plein d’autres. La musique était dans l’esprit de Cecil Taylor, mais partait aussi dans d’autres directions : des blues swingants, voire des ballades plus douces.

The New Orchestra Quintet - Up ’Til Now

C’est à partir de cet ensemble qu’est né le New Orchestra Quintet avec Lisles Ellis à la contrebasse, Paul Cram aux anches et Ralf Eppel aux cuivres. En 1977 nous avons formé la New Orchestra Workshop Society. Cette association comprenait notamment le C.O.R.D., Community Orchestra Research and Development, qui a collaboré avec le vibraphoniste Dr. Karl Hans Berger du Creative Music Studio de Woodstock, près de New York.

D’autres combos ont vu le jour sous la bannière du NOW comme Sessione Milano avec le flûtiste Don Druick, le NOW String Quartet et le Trio Non Troppo. Le NOW a également organisé de nombreux concerts et festivals. En 1979, le New Orchestra Quintet a sorti le disque Up Till Now, qui synthétisait bien la musique du groupe : des morceaux bop complètement hard, des œuvres conceptuelles et des improvisations free tapageuses. Pendant plusieurs années, ce fut le groupe phare de la scène du jazz à Vancouver ; il a lancé plusieurs générations d’improvisateurs. Un coffret de quatre disques est sorti en 2006 avec une compilation des meilleurs morceaux.

Dans les années quatre-vingts, NOW a éclaté en petits groupes, dont A-Group avec Cram, Eppel, Bob Bell à la guitare, et moi-même. Ce groupe deviendra E.S.B. - Eppel, Simson, Bell. E.S.B. a tourné au Canada et sorti un disque, Music For The Living, qui couvrait un large éventail musical, de la fusion électrique au free en passant par la world music.

En 1982 Cram publiait son disque Blue Tales in Time avec les musiciens du New Orchestra Quintet moins Eppel. Après ce quartet, le Paul Cram Trio - Cram, Ellis et moi - s’est lancé dans un voyage à travers le pays et, pendant deux ans, nous avons joué dans des centaines de lieux : de la salle de concert aux cafés. La musique de ce trio tournait autour de compositions écrites par les trois musiciens. Ellis avait remplacé la basse à corde par une Fender. Elle servait mieux notre musique, qui se situait entre le rock fusion et ce qu’on appelait le « funky free bop ». Nous avions été séduits par l’Ornette Coleman’s Prime Time que nous venions d’entendre à Vancouver.

Lunar Adventures - Alive in Seattle

J’ai ensuite aidé à former le quartet Lunar Adventures avec le saxophoniste Coat Cooke, actuel leader du NOW Orchestra. En compagnie du guitariste Ron Samworth et du bassiste Clyde Reed, ce quartet ne jouait que des compositions originales de Cook ou de moi. Notre répertoire s’articulait très librement autour d’un « free bop » avec, dans mes compositions, une nette référence aux sonorités celtes, car, à l’époque, je fouillais mon héritage écossais qui m’avait d’ailleurs amené en France, puisque les Simpson faisait partie du clan Fraser, un dérivé de Frazier, nom qui venait de Normandie…

Lunar Adventures a été connu localement pour avoir fait la première partie de l’Ornette Coleman’s Prime Time et de Michael Brecker. Le groupe a pu jouer à New York quelques soirées à la Knitting Factory et sorti un disque, Alive in Seattle, qui est repris sur deux compilations de NOW.

Harmolodic Highlanders - The Celtic Jazz of Gregg Simpson

Dans les années quatre-vingt dix, je faisais partie d’un trio be-bop avec Henry Boudin, un ténor venu de Montréalqui avait joué avec Dizzy Gillespie. En parallèle, j’avais un groupe pour jouer ma musique, Tribal Dynamics, auquel participaient François Houle au soprano, Bruce Freedman également au soprano, Daniel Kane au ténor, les deux cuivres Ralph Eppel et Brad Muirhead plus le bassiste Clyde Reed. C’est avec ce groupe que j’ai enregistré mon dernier disque : Harmolodic Highlanders.

Quels sont les autres musiciens ou groupes qui comptent sur la scène de Vancouver, et peux-tu nous parler de tes activités musicales actuelles ? Enregistres-tu de nouveaux albums ?

Vancouver est sans doute plus connu pour le free, mais la ville a quand même produit un certains nombres de stars du jazz mainstraim comme Don Thompson, Terry Clarke, P.J. Perry, Renee Rosness, Brad Turner etc. Certains de ces musiciens ont barboté dans le free jazz, mais sont vite revenus à un esprit plus traditionnel.

Ralph Eppel - Gravity Boots

En fait, j’ai joué avec un nombre relativement restreint de musiciens, mais dans des ensembles qui tournaient. J’ai eu la chance ces dernières années de pouvoir jouer avec des gens comme Marilyn Crispell, John Tchicai, Glenn Spearman, Peter Brötzman, Günter Christman, Vinny Golia et Karl Berger, pour n’en nommer que quelques-uns. Récemment aussi, nous nous sommes réunis avec Paul Plimley et Clyde Reed pour un concert hommage à Al Neil. Je prépare également une nouvelle collaboration avec le tromboniste Ralph Eppel, dans le quintet duquel j’ai joué pendant de nombreuses années et avec qui j’ai enregistré le double album Gravity Boots en 2005.

Il y avait aussi le Vancouver Art Trio. Le VAT s’était engagé dans une musique énergétique, encore plus expressionniste et dynamique que tous les groupes dans lesquels j’ai pu jouer. Bruce Freedman était au ténor et Clyde Reed à la basse. C’est avec eux que j’ai joué au festival de Victoriaville. C’est un groupe qui aurait du être édité en CD, mais il n’existe que des cassettes pour l’instant.

Pour plus d’informations sur la scène du jazz, tu peux regarder le site du jazz à Vancouver. Sinon, comme je l’ai déjà dit, j’ai fait quelques concerts en trio avec Plimley et Reed. En novembre nous avons donné un superbe spectacle multimédia poésie, musique électronique et images virtuelles en hommage à Al Neil. Ce fut un événement marquant.

Je joue aussi dans un autre petit ensemble avec Ralph Eppel. Ce groupe a servi à lancer le club que nous avions, le Glass Slipper, mais qui a malheureusement brûlé en 1997. Il reste peu d’endroits où jouer. J’aimerais pouvoir dire autant de choses sur mon activité présente que passée… Même si j’ai contribué à l’émergence de la scène du free dans les années soixante, c’est incroyable la vitesse à laquelle les organisateurs m’ont oublié ! Je ne joue plus dans aucun festival parce qu’apparemment je ne fais plus partie du cercle des initiés à Vancouver, un cercle restreint et népotiste.

Tu es aussi un peintre reconnu. Peux-tu nous en dire plus ?

Cassis - Acrylic on canvas, 6’ x 5.5’ - 2003. © Gregg Simpson

La même chose est valable dans le domaine de l’art. Les commissions culturelles de la ville ne s’intéressent qu’à une peinture stérile, académique et photographique dont tout le monde est en train de se lasser.

En tant que peintre, je maintiens toujours une relation directe entre peinture et musique. Le mieux est de regarder ce documentaire, bientôt disponible sur mon site grâce à Google Video. Il explique l’évolution de mon travail et les liens avec ma musique et fait référence à Al Neil, Intermedia, mes racines sur la côte ouest, mais montre aussi comment l’Europe, et en particulier la France et l’Italie, ont reçu mon œuvre. Une partie du film est consacrée aux écrivains et historiens parisiens du mouvement surréaliste qui ont parlé de moi dans des livres d’histoire de l’art.

Malheureusement, comme il y a peu d’argent disponible pour le jazz comme pour le surréalisme, je vis grâce au cinéma et la télévision car Vancouver est le deuxième centre cinématographique d’Amérique du nord. J’espère enregistrer bientôt, mais pour l’instant nous préparons, avec un financement du Canada Council, le coffret de quatre disques du New Orchestra Quintet…


Discographie sélective

  • Harmolodic Highlanders, The Celtic Jazz of Gregg Simpson. Lunar Adventures, Paul Cram Trio et Tribal Dynamics. Condition West Records. 2005.
  • Up Til Now. New Orchestra Quintet. New Orchestra Records. 2005.
  • Gravity Boots. Ralph Eppel. N.O.W. Records. 2004.
  • Sunship Jazz Ensemble 1974 - 1975. Sunship Jazz Ensemble. Blue Minor Records. 2004.
  • Retrospective : 1965-68. Al Neil Trio. Blue Minor Records. 2002.
  • Drum Fire Solo & Duets. Gregg Simpson. Condition West. 2001.
  • Now You Hear It. NOW Anthology. Nine Winds. 1992.
  • Alive in Seattle. Lunar Adventures. Nine Winds. 1990.
  • The Future Is N.O.W. NOW Anthology. Nine Winds. 1989.
  • Swinging Planets. Paul Plimley Trio. New Orchestra Records. 1989. (Cassette).
  • Mirage Dance. Gregg Simpson. Condition West. 1988 . (Cassette).
  • Jazz in the Zebra Zone. Paul Cram Ensemble. Cargo Culture. 1984. (Cassette).
  • Blue Tales in Time. Paul Cram. Onari. 1982. (Nomminé pour un Juno Award)
  • Music for the Living. Eppel / Simpson / Bel. ISM Records. 1981.
  • Pacific Rim. Sunship Ensemble & Electric Ninja. C.B.C Records. 1975.
  • Hitana. Walter Zuber Armstrong. World Artists. 1975. (Vinyl)

    Entretien en anglais publié sur All About Jazz © Taran Singh
    Adaptation française pour Citizen Jazz © Bob Hatteau