Chronique

Gutbucket

Flock

Ken Thomson (ts, as, ss), Ty Citerman (g), Eric Rockwin (b), Adam D. Gold (dm)

Label / Distribution : Cuneiform Records/Orkhêstra

Par certains côtés, on sent tout de suite que Gutbucket échappe au jazz au sens propre : dès les premières mesures, le style sort de ses cadres connus et moins connus et les laisse loin en arrière… sans cesser, pourtant, d’exister dans leur sillage. Gutbucket - peu ou prou « brut de décoffrage », en anglais -, préfère être iconoclaste. En témoignent les titres de Flock : « Fuck You and Your Hipster Tie », « Tryst’n’ Shout », ou la gargantuesque « Born Again Atheist Suite » qui clôt l’album, composée de « Dyslexic Messiah », « Sacrificial Vegan » et « Turning Manischewitz into Wine ». Il y a d’ailleurs quelque chose de très « brooklynien » dans cette musique. D’abord à cause de l’univers qu’elle décrit, celui du milieu branché de New York et son cortège de figures à slims, moustaches, petites cravates et impers. Ensuite parce que son esprit à la fois vindicatif et mélancolique, teinté d’une mystique paradoxale, rappelle fortement John Zorn. Mais surtout parce qu’elle sait s’approprier diverses traditions (punk, jazz ou jazz-rock, klezmer, funk) tout en restant très libre face à elles. Le quartet affirme d’ailleurs ne pas trop savoir comment définir sa musique, s’étonne qu’on la considère comme de l’art et apprécie son succès sur les campus et autres lieux moins institutionnels.

Flock pourrait être du free rock à condition que par « free » on entende également « jazz » : du free jazz-rock qui n’ait pas grand-chose à voir avec le jazz-rock à proprement parler. Évidemment, impossible de ne pas penser à Zappa pour l’esprit et la manière de louvoyer entre les catégories sans s’y arrêter. Autre référence très nette, plus contemporaine : AlasNoAxis, le merveilleux groupe de Jim Black. Dans les phrases déliées des saxophones de Ken Thomson, on croirait parfois entendre la fluidité si particulière de Chris Speed ; dans le timbre de la guitare de Ty Citerman, les textures granuleuses de Hilmar Jensson ; dans la basse d’Eric Rockwin un écho du groove de Skuli Sverrisson. On ne se plaindra pas de ce que Gutbucket se choisisse un si glorieux modèle : AlasNoAxis reste une des meilleures formations de jazz électrique actuelles. Mais le groupe a une identité propre, moins homogène, plus hérissée, qui dialogue avec des héritages différents.

Il excelle surtout là où on ne l’attend pas. Sa science des phrases heurtées et des grooves déstructurés (« Fuck You and… »), son art de passer sans crier gare d’une atmosphère à l’autre avant de se lancer dans de longues cavalcades improvisées, souvent assez bruitistes, sont très convaincants (« Tryst’n’Shout », « Said the Trapeze to Gravity »). Mais c’est dans les moments où il peint de larges soundscapes imprévisibles (« Murakami ») que Gubucket est le plus intéressant. Nappes de guitares bourdonnantes, rythmiques ouvertes circulant dans des canevas modaux hypnotiques et lignes de basses minimales s’agglutinant sur des structures denses qui aspirent l’auditeur dans un vortex de sons dont chaque strate ensorcelle un peu plus celui qui s’y laisse prendre.