Chronique

Hedvig Mollestad trio

Black Stabat Mater

Hedvig Mollestad Thomassen (g), Ellen Brekken (elb, b), Ivar Loe Bjørnstad (dm)

Label / Distribution : Rune Grammofon

Avec Black Stabat Mater, le trio d’Hedvig Mollestad clame sa marque de fabrique : l’enjambement des styles. L’enjambement comme procédé poétique (un groupe syntaxique qui déborde d’une unité métrique sur l’autre, d’une ligne sur la suivante) et comme le franchissement d’un obstacle, qui engage le corps et la volonté.

D’abord, avec ce titre ou s’entrechoquent deux références quasi universelles. Celle d’un hard rock que, de son propre aveu, la guitariste n’a découvert que tard mais qui a depuis irrigué ses veines ainsi que celles de son batteur : Black Sabbath. Et celle de la séquence liturgique qui a traversé les siècles depuis le XIIIe, nous contant la souffrance d’une mère se tenant debout, le Stabat Mater. D’emblée, l’expérience sonore promet une certaine densité dramatique. Ensuite, à la lecture des titres, on imagine qu’il sera question de périple.

Les premiers instants de l’album surprennent. Ce qui se dégage, c’est une énergie, une fougue folle. Elles ne viennent pas de l’attaque de la guitare, mais du duo rythmique sidérant de densité. Les frappes rapides et riches d’Ivar Loe Bjørnstad, et les accords en ascension d’Ellen Brekken à la basse captent l’attention. Tant qu’il faut attendre quelques minutes pour que les riffs dynamiques de la guitariste ne deviennent le clou du spectacle. C’est donc ça, leur Black Stabat Mater, une histoire à trois voix égales. Le voyage se poursuit vers de raides versants, sur des routes de montagnes sinuant dans la pénombre. C’est à ces paysages désolés que la guitare de « On Arrival » (passant du stoner rock au noise) fait penser avant de parvenir au cœur du disque.

Face à ce mur du son, construit par un trio jazz plus que jamais électrique (« Court Of The Trolls »), un besoin d’horizon se fait sentir. Les plaines surgissent sur « - 40 ». Les frottements lents de l’archet sur la contrebasse et les cymbales résonnant longuement allègent l’atmosphère sans faire disparaître le sentiment de danger. Ce que nous raconte Hedvig Mollestad Trio est une histoire vraie : le disque a été inspiré par des faits qui ont eu lieu au cours de l’hiver 2016, en Norvège. La ministre de l’immigration Sylvi Listhaug avait alors provoqué un tollé en revoyant des migrants vers la Russie par -40°C, un acte politique que le trio dénonce ici furieusement [1]. On pense alors à la version balafrée du « Star Spangled Banner » d’Hendrix.

C’est ce que porte le dernier morceau du disque (le vindicatif « Somebody Else Should Be On That Bus » - comprendre : la ministre elle-même) sans ambiguïté. Les pizz lourds et graves de la contrebassiste sont rejoints par Bjørnstad qui cogne aussi fort que l’équilibre d’ensemble le lui permet, avant que les rugissements de Mollestad ne donnent le coup de grâce.

Le titre, et l’album, semblent s’arrêter abruptement. Sans doute parce qu’il reflète une épopée si absurde qu’elle ne peut que nous laisser sans voix. Dolorosa.

par Anne Yven // Publié le 21 mai 2017

[1La ministre avait en outre réagi au scandale en justifiant sa décision avec cynisme (propos retranscrits dans une traduction que l’on souhaite fidèle, tant ils sont outranciers) : « Quand des personnes n’ayant pas le droit de séjour en Norvège sont renvoyées vers d’autres pays, cela implique dans la plupart des cas qu’elles repartent vers des conditions moins bonnes qu’en Norvège, tout simplement parce que la Norvège est un des pays où il fait le meilleur vivre » (Source : Amaury Peyrach’, Figaro. Avril 2016.)