Chronique

Hyprcub Alban Darche

Crooked House

Alban Darche (as), Jon Irabagon (ts), Jozef Dumoulin (p, Fender Rhodes), Sébastien Boisseau (cb), Christophe Lavergne (dm) + Sylvain Rifflet (st, clar)

Label / Distribution : Yolk Records

Enregistré à New York, à l’endroit même où le jazz moderne a pris son envol (le clin d’œil aux compositions épileptiques de Charlie Parker en témoigne sur le premier titre, « Albanology »), Crooked House synthétise nombre des préoccupations du saxophoniste Alban Darche en même temps qu’il les transcende. Car si le tout, ici, dépasse largement la somme des parties, c’est que cette musique pour grand écran promène l’auditeur à travers une diversité d’ambiances, toutes reliées entre elles par une réelle cohérence formelle.

Deuxième disque sorti en 2015, après L’horloge (Elu Citizen Jazz), le saxophoniste poursuit l’édification d’une œuvre protéiforme. Toujours entouré de son Cube au personnel inamovible (Sébastien Boisseau à la basse et Christophe Lavergne à la batterie), il invite ici deux personnalités supplémentaires, qui lui permettent de repenser les dynamiques du trio en l’étendant au quintet : Jozef Dumoulin aux claviers (Fender Rhodes et piano) et l’Américain Jon Irabagon au saxophone ténor. On note également sur trois titres la présence de Sylvain Rifflet au saxophone et à la clarinette.

Le piano n’est pas nouveau dans l’univers de Darche. Dans l’Orphicube, notamment, la place de Nathalie Darche n’était pas dénuée d’intérêt, mais restait très balisée. Avec Dumoulin, les possibilités coloristes de l’instrument sont étendues. Sa personnalité évanescente et pleine de poésie fait souffler un vent de liberté sur le groupe et bouscule avec douceur la mécanique implacable des compositions. Ses sons étranges et distendus, son travail, bien sûr, au Fender Rhodes (dont il est passé maître), mais aussi la précision de son toucher au piano créent un continuum harmonique où les attaques tranchantes des soufflants se fondent dans une lumière à la fois claire et vaporeuse. Moins agressif, le propos en devient plus sensuel, en un mot plus « détendu ». Cette décontraction trouve d’ailleurs, à l’opposé, son point d’équilibre dans les frappes déconcertantes de Lavergne. Tout en conservant une fonction pulsatile parfois implicite, celui-ci apporte suffisamment de perturbation pour que l’ensemble reste tonique et agréablement déstabilisant. Grand connaisseur du travail de Darche, il sait en souligner les reliefs ou, au contraire, en déconstruire les arêtes trop évidentes. Autour de la contrebasse, discrète mais solide, un édifice peut alors se dresser, fascinant mais de guingois. Une « crooked house », comme l’annonce le titre.

La visite de cette maison biscornue réserve quelques surprises. Après une entrée bebop, une succession de pièces variées maintient une tension fructueuse entre un climat “à l’américaine” (auquel l’enregistrement rend justice) et une écriture européenne résolument chantante. Les compositions sont savamment construites et propices aux improvisations aussi profuses qu’inspirées (le passage de relais entre l’alto et le ténor sur « Volutes » fait presque entendre un seul instrument couvrant les deux tessitures). Avec un beau sens de l’économie, les arrangements précis et inventifs enrichissent le propos ou le nuancent sans le surcharger.

Pourtant, encore une fois, on est surtout sensible ici à la cohérence globale. L’artefact dissimulé, les coutures invisibles… tout tend vers un but ultime : donner vie à des atmosphères cinématiques parfois énigmatiques, voire insolites. Dès lors, de plage en plage, les mélodies, les respirations, les solos ne sont plus des variations sur un thème : ils s’inscrivent dans un scénario plus général auquel l’enchâssement de l’écrit dans l’improvisé (et inversement) confère un coulé évoquant une espèce de travelling sonore. « Opium » ou « Chanson de la maison » en sont les exemples les plus frappants.