Scènes

Impulse Songs percutant à Aix-en-Provence

Compte-rendu du concert de Jean-Marie Machado « Impulse Songs » donné le 3 novembre à Aix-en-Provence


Jean-Marie Machado par Frank Bigotte

La salle a replongé dans le noir puis soudain, magie sous les lumières pourpres, devant cet instrumentarium massif, rutilant, apparemment anarchique, au milieu duquel les musiciens, chacun à leur rythme, s’installent progressivement.
Si les rythmes fusent de partout ce soir, il est possible que l’impulsion parte surtout du cœur même du piano.

Jeudi 3 novembre, le conservatoire d’Aix-en-Provence donnait carte blanche à Gisèle David qui y tient la classe de percussions depuis 2002. Ce soir-là, sur l’immense parvis où se tient assis, en équilibre − monumental et sombre caillou − la moderne bâtisse dédiée à Darius Milhaud, nous sommes quelques-uns à rejoindre, pressés, les portes du conservatoire dans la nuit qui fraîchit. Mais heureusement, dans le hall, nous attend la chaleur d’un public aussi souriant que nombreux. On découvre la salle, et c’est la même joie brûlante, un auditorium de 500 places déjà bien rempli. Puis sur la scène la nuit tombe, enfin, il est un peu plus de 20 heures 30, le silence se fait, ça commence.

Gisèle David par Frank Bigotte

Un beau programme nous attend ce soir. Avant d’écouter la fameuse série des Impulse Songs créée il y a moins d’un an par Jean-Marie Machado, avant de voir à l’œuvre son impressionnant quintet pour piano et percussions (dont Gisèle David fait elle-même partie), le conservatoire nous propose de découvrir toute l’étendue de ses jeunes talents en la matière. Œuvres contemporaines pour percussions (dont une de Christian Hamouy qui est aussi membre du quintet), solos de marimbas, duos pour flûte et vibraphone, duos de caisses claires, le public enthousiaste, surpris peut-être aussi, applaudit d’entendre autant de légèreté, de variété d’expressions dans une si puissante classe d’instruments. Nous voilà fins prêts pour les compositions aussi fouillées que lumineuses de Jean-Marie Machado.

La salle a replongé dans le noir puis soudain, magie sous les lumières pourpres, devant cet instrumentarium massif, rutilant, apparemment anarchique, au milieu duquel les musiciens, chacun à leur rythme, s’installent progressivement.
Gisèle David, légèrement en retrait, un peu en hauteur, elle qui est l’initiatrice de cette exceptionnelle soirée, initiera le concert dans quelques instants : vibrations et sifflements métalliques, ondes de bois ou de coquillages creux, nous feront pénétrer à travers roches et forêts, terres et mers, au sein des « Stories Impulse », première composition de la série. Mais en attendant, c’est Christian Hamouy qu’on regarde s’installer aux vibraphones, sur la gauche du plateau, lui-même compositeur comme on l’a vu et directeur musical des Percussions de Strasbourg jusqu’en 1996, c’est un complice de longue date de Machado. A l’autre bout du plateau, sur la droite, c’est Marion Frétigny, aussi habituée aux grands ensembles qu’aux orchestres de chambre, qui s’est entourée de cloches, gong, caisse claire, cymbales et autres marimbas, pendant que près d’elle, assis au centre et musicien le plus « proche » du public, Keyvan Chemirani, virtuose du zarb persan autant que des percussions méditerranéennes et indiennes, chauffe ses peaux. Au milieu de tant de talents qui l’entourent, Jean-Marie Machado se réjouit : d’être ici, de jouer avec ses amis et surtout de présenter au public − point sur lequel il insiste − un compositeur vivant, prêt à faire vivre vaille que vaille la création de la musique. On touche peut-être là le « secret » de la diversité musicale des créations de Machado. Jouer aussi bien avec l’énergie qu’avec les tournants, les pulsations de la vie.

Quelques mots de Machado viennent évoquer le projet des Impulse Songs mais déjà, à écouter ses mains frapper les touches du piano, on comprend sans peine, sans technique musicale particulière, qu’il s’agit dans ces compositions de faire entendre toutes les valeurs percussives de l’instrument. Plongé au milieu de tant de cloches, de cymbales et de tambours, le piano n’est plus là pour empêcher que quelque petite mélodie frileuse ne se noie ; il est au contraire invité à se jeter, à se retrouver, à se plaire dans ce bain coloré de mille vagues, à y nager tel un poisson dans l’eau. Si les rythmes fusent de partout ce soir, il est possible que l’impulsion parte surtout du cœur même du piano.

Les pièces s’enchaînent, patientes, claires, distinctes, sereines, « Gallop Impulse », « Time Impulse », au rythme des remarques toujours amusées du pianiste qui ne cache pas son plaisir de jouer dans un conservatoire, parodiant l’autorité des professeurs, lançant ici quelques formules pour avertis (« Le rock, vous le savez, est fait de quartes », avant de se lancer dans « Rock Impulse »), là un amical bras de fer avec le public (« Il faut, vous le savez, toujours répondre oui à un professeur »). Puis on verra le piano-percussion en action sur « Mechanical Impulse », Jean-Marie Machado frappant diverses pièces de bois posées directement sur les cordes de l’instrument.

Impulse Songs de Jean-Marie Machado. Photo Frank Bigotte

On retiendra aussi cette composition étonnante, sûrement l’un des moments les plus vibrants du concert, ce « Ta-ka-dem-da » rappelant l’univers des percussions indiennes, « scatté » a cappella par l’ensemble de l’orchestre regroupé au devant de la scène. Plaisir perceptible des cinq musiciens, joie enfantine partagée jusque dans le public de voir tant de précision s’échapper aussi facilement de leurs mains pour filer vers leurs lèvres, et puis, le souffle coupé certainement, rapidement pour tout le monde, en entendant Keyvan Chemirani nous faire une quasi démonstration de tabla en usant seulement de sa voix. Un « Fun-citatif » roboratif nous aidera à nous remettre avant d’aborder le mystère du titre de la dernière composition, « Lezanafar Impulse ». Comme souvent chez le pianiste, de tels noms évoquent des paysages vécus, ceux de cette Bretagne où il vit et qu’il aime manifestement, car il peindra une fois de plus, ce soir, son climat incertain avec autant d’humour que de tendresse dans le jeu.
La série touchera ainsi délicatement à sa fin mais le public ne voudra pas en rester là. Et c’est ainsi qu’au bout du troisième rappel, les musiciens se lanceront dans un dernier « Rock Impulse » avant que tous ne se lèvent de leur siège.

Il est plus de 23 heures à Aix-en-Provence. Aux abords de la salle Campra, nous sommes quelques-un(e)s à ne pas vouloir se quitter trop trop vite : on échange entre spectateurs, on discute avec les musiciens − autour des temps d’improvisation, de la musique des Indes −, on sait avoir été témoin d’un moment singulier de musique. Et alors que l’on quitte le conservatoire, se murmure un autre nom que Darius Milhaud au milieu des couloirs : ne serait-ce pas Igor Stravinsky que l’on entend ?