Tribune

Inquiétudes (Guillaume de Chassy)

L’époque est idolâtre de l’objet et du billet de banque. Au nom du pragmatisme, la cupidité et le cynisme sont érigés en vertus.


L’époque est idolâtre de l’objet et du billet de banque. Au nom du pragmatisme, la cupidité et le cynisme sont érigés en vertus.

L’époque est idolâtre de l’objet et du billet de banque. Au nom du pragmatisme, la cupidité et le cynisme sont érigés en vertus. L’inculture est revendiquée avec fierté. La doctrine de nos dirigeants est simple : « Consomme : tu existeras ; cherche en tout ton profit immédiat ; ne crains ni de corrompre ton prochain ni de corrompre la Nature. Hâte-toi de t’enrichir ; au besoin, écrase ceux qui t’en empêchent avant qu’ils ne t’écrasent ; alors,
tu seras un Homme, mon fils ».

Ces préceptes sont d’une grande efficacité sur les peuples : le citoyen doué de conscience se mue généralement en consommateur zélé et docile. Facile à manipuler, donc. C’est ainsi qu’un bipède dominateur au volant d’un 4x4 rutilant au-dessus des embouteillages urbains nous est présenté comme l’aboutissement de 200 000 ans d’évolution pour Homo Sapiens. Les très riches n’ ont jamais été si nombreux mais les très pauvres représentent un quart de l’Humanité. Dans son vaste bureau d’une agence de notation, un type (est-ce le même que celui du 4x4 ?) décide un beau matin de décerner un mauvais point à telle ou telle nation. Puis il part faire un golf avec ses camarades traders du 23è étage. Quelques catastrophes économiques s’ensuivent, mais cela n’affecte que le commun des mortels.

D’ailleurs, je m’attends d’un matin sur l’autre à recevoir ma note personnelle d’évaluation. Forcément mauvaise : musicien à vocation créative, donc pas assez productif, nullement compétitif.
Car ce système qui promeut la loi du plus brutal et la toute-puissance de l’argent s’accomode fort mal de la culture. On pourrait même dire qu’il la craint. Cela paraît logique : un être cultivé a une fâcheuse tendance à réfléchir. Il voit le monde différemment de ce que souhaiteraient nos prédateurs modernes : médias, marchands, acteurs politiques etc. Cet être-là est donc plus difficile à manipuler.

Au fait, pourquoi la culture échapperait-elle au dogme consumériste ? Prenons une œuvre artistique : il suffit de la calibrer soigneusement pour qu’elle plaise à tout le monde. L’assentiment du plus grand nombre légitimera rétroactivement son auteur (écrivain, musicien, peintre, réalisateur, etc.), ne serait-ce que par un succès économique. Difficile pour l’artiste, devenu tête de gondole, de résister longtemps. Et tant pis si ceux qui le louent sont des sots flagorneurs. C’est ainsi que fonctionne le puissant et pervers mécanisme de la pensée culturelle unique. Beaucoup s’en satisfont.

L’art devrait, pour mériter son nom, procéder d’une démarche profondément sincère, d’une « nécessité intérieure » (Rilke), détachée de tout opportunisme. Parce qu’il nous fait côtoyer la Beauté, qu’il est apte à toucher notre âme autant que nos sens. Parce qu’il questionne, dérange parfois, qu’il éveille notre conscience. Parce qu’il aiguise notre sens critique et notre perception des choses. Parce qu’il nous rend meilleurs. À la conception « pragmatique » qui domine et nous englue dans un matérialisme aussi frénétique qu’abrutissant, opposons une conception « artistique » de la vie : « L’art est une source complémentaire de vérité : il sollicite l’aide de l’imagination pour amener à l’observation véridique des faits. Un résultat réel n’est
obtenu que par la conjugaison des deux démarches. » (Karinthy) [1]. C’est une cause que défendent ceux qui persistent à placer l’Homme (et non pas l’argent), au centre de la société.

On me pardonnera ce long préambule, car il me permet de situer mes amis de France Musique parmi ces résistants humanistes d’aujourd’hui. Cette radio a toujours été pour moi une source de découverte et d’inspiration. Classique, jazz, musiques du monde… une large part de ma culture musicale en provient. Elle est devenue par la suite une terre d’accueil et d’expérimentation pour mon propre travail de musicien de jazz.
J’y ai rencontré des êtres remarquables, producteurs, journalistes, présentateurs, qui se préoccupent plus de qualité artistique que de chiffres de vente. Ce sont des « ouvreurs d’oreilles » qui s’adressent à la sensibilité et à l’intelligence de leurs auditeurs. Dans une époque frileuse, conformiste et
aveuglément mercantile, ces incorruptibles, réfractaires au clientélisme, ne craignent ni d’être sincères devant un micro ni de prendre des risques dans leurs choix musicaux. Alliés fidèles, ils contribuent à faire connaître une foule de musiciens, dont je fais partie. Telle est leur noble conception d’une radio de service public.

France Musique, bastion de résistance à la dictature commerciale, mais pour combien de temps encore ?
Car j’entends aujourd’hui de funestes présages, notamment quant à la place du jazz et des musiques improvisées dans ses programmes. L’émission « A l’improviste », passionnant laboratoire de création instantanée, se retrouve sévèrement tronquée ; d’autres émissions dites « de plateau » qui invitent des
musiciens à venir jouer en direct, ont, un temps, également été menacées. Comment ne pas déceler là-dessous un désir de cette rationalisation, à l’œuvre dans tous les domaines de la société, synonyme en l’occurrence d’appauvrissement culturel ? Comment ne pas soupçonner la tentation du formatage et de la complaisance pour racoler plus d’auditeurs ?

Je m’inquiète donc pour l’avenir de nos musiques (et pour ceux qui les défendent passionnément) sur cette radio. Auditeurs et musiciens, restons vigilants, ne laissons pas France Musique perdre son âme et l’art devenir un banal objet de consommation !

par Guillaume de Chassy // Publié le 30 août 2010

[1Frigyes Karinthy (1887-1938), poète et écrivain hongrois.