Chronique

Ivo Perelman & Matthew Shipp

Live in Nuremberg

Ivo Perelman (ts), Matthew Shipp (p)

On les sait très proches. Ils ont souvent joué ensemble, en duo ou en plus grande formation. Il y aurait plus de seize CDs publiés de ce duo selon JM Van Schouwburg, un musicien ayant chanté avec eux lors de son dernier séjour à Londres.
Ce qui peut surprendre, c’est que leurs styles respectifs, leurs tropismes divergent assez, mais ils s’entendent à merveille.

On a le sentiment que chacun sait ce qu’il peut offrir à l’autre pour que leur discours conjoint atteigne des sommets. C’est par exemple dans des phases de martèlement de mêmes accords au piano que le discours du sax se fait le plus lyrique et le plus radical, comme si l’énergie du piano fournissait celle du décollage du sax. Quand ce dernier se fait tendre, langoureux, le piano sait se faire cassant, incisif, percussif. Certes, dans de tels cas, il peut au contraire être élégiaque.

Par moments, la scansion du sax est reprise, amplifiée au piano. C’est peut-être dans ce jeu de réverbération des pulsations, et leur opposition, que la symbiose est la plus impressionnante. Et naturellement, une esquisse de répétition de l’un peut entraîner une danse de l’autre qui à son tour emmène le duo dans des moments intenses d’entrelacements.

Un jeu d’opposition-complémentarité sur les chants, sur les pulsations, mais aussi un jeu sur les esthétiques.

Ivo Perelman présente un curieux mélange d’influences de la tradition du sax et de radicalité, un peu dans la continuité d’un Albert Ayler, au service d’une expressivité exacerbée. Il y a là une manière de nous prendre par la main, de nous conduire vers des segments mélodiques un peu acidulés (on pourrait penser à Steve Lacy), pour ensuite quitter les conventions stylistiques pour une sensibilité débridée, mais sans emphase, dans une ivresse des notes. Certains vibratos, des glissements de texture, la sensualité, une certaine candeur font naturellement penser au grand Albert, mais sans les accents « churchy ». Et Ivo Perelman n’ignore rien des défricheurs actuels ; il vient s’y mêler avec délectation pour ensuite laisser échapper des évocations lointaines de la tradition, parfois même de comptine. Un grand écart stylistique.

On pourrait prétendre que Matthew Shipp est un percussionniste, un rythmicien. Même lorsque des segments mélodiques sont à l’œuvre, on ne peut manquer leur scansion, les répétitions décalées, les colliers de notes folles, les changements d’intensité, les coups de marteau, un certain goût de la danse. Comme il sait jouer des couleurs, les opposer parfois, il entraîne par moment le sax sur les sentiers à moitié effacés d’un jazz d’antan, ou dans des cassures répétées menant son compagnon aux limites, à un discours superlatif, parfois physiquement exténué.

Tout au long de ce concert, c’est l’extraordinaire complémentarité des deux artistes qui émerveille. Pas un instant ne se relâche ce jeu de deux bébés fauves se disputant une petite proie morte, l’initiative passant de l’un à l’autre, les esquisses, les provocations. Et plus le temps avance, plus la magie opère, plus l’ivresse s’installe. Cette improvisation continue aux paysages en perpétuelle transformation s’épanouit dans la durée. Elle sait trouver de nouvelles surprises, d’autant qu’aucun des deux ne veut être en reste, que chacun a des tombereaux d’idées, d’initiatives impossible à réprimer.
Ça joue, diablement. Près de cinquante-six minutes de vertige plus un petit cadeau. Un fête somptueuse, dont on s’étonne qu’elle prenne fin.

Une vidéo promotionnelle d’une minute, extrait de la seconde pièce de l’album, Encore. Avec l’aimable autorisation d’Ivo Perelman