Chronique

J. Ferrandez & L. Joos

Miles Davis [Vol. 2] & Charles Mingus

BD Jazz

Label / Distribution : Nocturne

On attend désormais avec plaisir chaque livraison de la série BDJazz de la « maison » Nocturne, bien connue des amateurs de la planète jazz. Bruno Théol a créé là une série tout à fait passionnante - et unique à notre connaissance -, qui associe deux disciplines artistiques, la bande dessinée et le jazz. Chaque « album » contient immuablement deux CDs, trente-six pages de livret (format 25 x 14), vingt-deux planches de bande dessinée, une biographie détaillée ainsi qu’une discographie complète où sont évoquées la vie et l’oeuvre d’un maître du jazz. Cette collection de « long boxes » pour collectionneurs avisés, jolie à voir sur les rayonnages de la bibliothèque, redonne enfin de la valeur à l’objet-disque, surtout s’il est rehaussé de planches calligraphiées, comme un livre sonore… La sélection musicale a été effectuée avec soin par deux références du jazz : l’incontournable Claude Carrière (président d’honneur de l’Académie du Jazz, pianiste) et Christian Bonnet (directeur de la collection Masters of Jazz, saxophoniste). Autant dire que ces deux-là connaissent la musique, les droits et lois d’édition. Ils nous permettent ainsi de nous constituer une petite discothèque idéale de jazz - jusqu’à l’orée des années 60 évidemment (entrée dans le domaine public). C’est l’un des intérêts évidents de cette série que de livrer des compilations rêvées des meilleurs musiciens de jazz (mais aussi de blues). Sans oublier le croisement avec les bandes originales des comédies musicales ou des films noirs, puisque cette musique était omniprésente à l’époque dorée d’Hollywood et des studios.

Idéale pour découvrir au fond ce qu’était le jazz, donc à haute teneur pédagogique, la série ouvre aussi la porte aux bédéphiles ; ainsi se révèlent des affinités électives entre les expressions graphiques et musicales. Comme dans une association amoureuse, des complicités se créent entre deux artistes de disciplines différentes. Le choix thématique et l’écriture du scénario, l’épisode à coincer entre les cases des planches au format imposé, la qualité des graphismes et illustrations posent un véritable défi aux dessinateurs. Comment rendre la complexité de cette musique, la puissance de tel ou tel jazzman sans laisser le lecteur sur sa faim, quel texte insérer et sous quelle forme ?

Fin mars 2008, sont parus deux nouveaux numéros consacrés à deux monstres sacrés, Miles Davis et Charles Mingus. Miles Davis, illustré par Jacques Ferrandez, continue son irrésistible ascension avec ce deuxième tome de mémoires : pour la musique, le parcours est royal. Evitant la polémique sur la révolution électrique milésienne, période imposée, il part de la rencontre décisive avec Charlie Parker (fin de l’épisode précédent) et court de 1946 à 1951. Avec Max Roach, le quintet de Parker grave pour Savoy et Dial des titres inoubliables que l’on trouve sur le premier CD ainsi que le résultat d’une autre expérience féconde aux côtés de Monk, « High priest of bebop », en 1954 et 1955. Le second CD est consacré à l’expérience de leader avec le premier quintet et l’arrivée du saxophoniste ténor John Coltrane. Les albums qui s’ensuivent Cookin, Relaxin, Workin’ , Steamin’ seront décisifs. Au final, on dispose d’une musique exceptionnelle qui se déroule sur deux heures et demie en suivant le parcours éclairant de l’ange noir. Le scénario, lui, se concentre sur des périodes décisives de la vie de Miles : premier voyage en Europe, à Paris, en avril 49, rencontre avec la « muse » Juliette Gréco, à Saint Germain-des-Prés, puis problèmes récurrents de drogue et de racisme. On reste assez peu convaincu par le traitement graphique choisi par Ferrandez : très lisible, volontiers didactique, délibérément classique, voire rétro, avec une palette limitée, des couleurs froides. Une évocation à la fois très précise et décalée (les principaux protagonistes sont peu ressemblants).

L’album consacré à Charles Mingus saisit immédiatement par la beauté des planches, qui s’apparentent à des peintures. Il n’y a pas d’histoire à proprement parler mais les noirs à-plats, l’encre à vif, donnent une remarquable idée de l’intensité, de la violence douloureuse de la vie du musicien. Louis Joos, qui connaît admirablement son sujet (il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le jazz dont un justement sur Mingus) a traduit à merveille l’état d’esprit du compositeur - toujours fiévreux -, l’intensité de ses hymnes-manifestes ancrés dans la tradition du blues et du gospel : le « Mingus sound ». Le racisme encore et toujours, la colère chevillée au cœur (« Moins qu’un chien » ) sont immédiatement visibles sur ces pleines pages d’un noir profond où les contours ne sont pas cernés, où le noir et le blanc s’affrontent sans cesse sur le champ de la feuille. Sans renvoyer directement à l’intensité lumineuse des noirs de Soulages, la ressemblance est très forte, essentielle. Une traduction sans réalisme, onirique et instantanée de tout un univers.

Dans le choix musical des titres composant les 2 CD, on assiste aux débuts du « Jazz Composer Workshop » en 1954, à la naissance de Pithecantropus Erectus, premier album majeur pour Atlantic, sorti en1956. Enfin, un CD entier est consacré à la fastueuse année 1957, où le groupe accueille le fidèle batteur Danny Richmond. Là encore que du bonheur.

par Sophie Chambon // Publié le 21 avril 2008
P.-S. :

Nocturne est une maison de disques indépendante française. En quelques années, des artistes et des éditeurs de France et du monde entier nous ont rejoints dans les nombreuses spécialités de nos choix artistiques : jazz, reggae, blues, musique du monde, hip hop, electro, soul, funk, rock et classique… Ce qui nous rassemble : la passion de la découverte, le souci de la qualité, le goût pour les belles aventures musicales…

Le choix de Nocturne est artistique et politique : développer une scène indépendante, de plus en plus délaissée par un marché largement concentré sur des objectifs marketing.

Nocturne innove et propose des collections originales de Bandes Dessinées sur des thématiques musicales associant image et enregistrements soigneusement sélectionnés par une équipe de spécialistes : BDJAZZ, BDBLUES, BDROCK, BDCINE … Notre site www.nocturne.fr informe le public de toutes nos parutions, pallie les difficultés de la distribution et permet à des enregistrements nouveaux, anciens ou rares d’exister contre vents et marées. Découverte, développement et hommage, le site www.nocturne.fr se veut un espace de rencontre pour partager le plaisir de la musique.

Dernieres sorties dans la collection BDMUSIC

miles davis VOL 2
dessinateur : jacques ferrandez
1 CD & 26 PAGES D’ILLUSTRATION
plus connu pour ses carnets de voyage jacques ferrandez est également passioné de jazz et a ses heures contrebassiste dans un groupe de jazz

charles mingus
dessinateur : louis joos