Scènes

JVC Jazz Festival 2004


Pour cette 20è édition du JVC Jazz Festival, tous les styles étaient représentés : mainstream, free, électro-jazz, blues, soul, New Orleans… Beaucoup de grands artistes étaient présents, comme à l’accoutumée : McCoy Tyner, Andy Bey, Bill Carrothers, Sarah Morrow, Medeski, Martin & Wood, Doctor L, Terry Callier, Vincent Herring, Jane Monheit, Eliane Elias, Al Foster, Eric Bibb, Ray Barretto, Wallace Roney, Patricia Barber, Lonnie Liston Smith, et même les Haricots Rouges…

Mon choix s’est arrêté cette fois sur trois grands musiciens qui ne se produisent que rarement en France, voire jamais : Le grand McCoy Tyner, dernier survivant du quartet magique, le saxophoniste alto Vincent Herring, sideman de luxe des plus grands jazzmen, et le trompettiste Wallace Roney, disciple de Miles Davis.

Vendredi 15 octobre. 20h.

La Cigale est pleine à craquer. Tout le monde attend avec impatience la dernière voix du quartet de John Coltrane. En première partie est prévu le chanteur et pianiste Andy Bey en duo avec son guitariste Paul Meyers. Difficile de faire la première partie d’un géant du jazz tel que McCoy Tyner. Néanmoins Andy Bey relève le défi et de bien belle manière.

Les qualités vocales du chanteur sont impressionnantes. Plutôt situé dans le registre grave, il donne une couleur très personnelle aux standards qu’il interprète. Il fut le sideman de nombreux grands musiciens tels que McCoy Tyner ou encore Lonnie Smith. Avec ses sœurs, Salome et Geraldine, il monta un groupe de soul-rock-jazz, Andy & The Bey Sisters, dans les années 60 qui fit une belle carrière. Aujourd’hui, le chanteur se tourne vers le jazz mainstream, sans oublier son feeling pour la soul et son amour des chansons de Broadway. Et cela se ressent dans sa voix. Chaude, tendre, pourvue d’un swing dévastateur.

Pendant cette heure de concert, il interprète indifféremment des standards de Broadway, des compositions personnelles ou des morceaux be-bop. D’ailleurs, Andy Bey connaît aussi le scat, et même sur le bout des doigts. Le dernier thème est une interprétation assez impressionnante d’un thème be-bop signé Miles Davis. Le soutien parfait du guitariste Paul Meyers met en valeur, tout au long du concert, le jeu de piano simple et impeccable du chanteur.

JVC 2004 © Patrick Audoux

Trente minutes de pause et le voilà… Sur le programme officiel du festival étaient annoncés à la contrebasse Charnett Moffett et à la batterie Eric Kamau Gravatt, mais c’est le très grand Georges Mraz qui sera chargé de pincer les cordes et Eric Harland de frapper les peaux. Qui s’en plaindra ?

A peine installés, les voilà partis ! Tyner ne fait pas d’introduction mais entre directement dans le vif du sujet. Deux accords plaqués avec puissance suffisent : on est bien en face d’un des derniers géants du jazz. On comprend aussi pourquoi, dès 1956, Coltrane l’invitait à jouer avec lui, alors que Tyner n’avait que dix-sept ans, dans un club de Philadelphie (le Red Rooster). À partir de 1960 naîtra une amitié et une complicité musicale qui feront les grandes heures du quartet avec Jimmy Garrisson et Elvin Jones.

Ce soir, McCoy a décidé de ne pas faire de pauses entre les morceaux, ni même de les annoncer. Il virevolte, accélère, pousse Mraz et Harland de plus en plus loin. La réponse des deux musiciens ne se fait pas attendre. Mraz est un métronome irréprochable et un fabuleux rythmicien. Harland, lui, soutient ce trio de bien belle manière. Il effectuera deux solos remarquables. Sa maîtrise polyrythmique et son sens aigu de l’ornementation répondent parfaitement aux attentes de McCoy. Le pianiste ne nous laisse que très peu de temps pour reprendre notre souffle. Des apnées pareilles, on en redemande !

Cinquante minutes de concert et c’est déjà fini. Un peu court. Alors le trio revient pour un « Mr. PC » de toute beauté. Pratiquement rien à redire à cette prestation si ce n’est l’acoustique. Le piano est trop loin et la batterie de Harland beaucoup trop en avant pour un jeu puissant tel que le sien. Dommage… il aura fallu un petit moment d’adaptation pour déguster avec délice ce merveilleux plat de résistance.

Mardi 19 octobre. 21h30.

Le Sunside n’est qu’à moitié plein. Pourtant celui qui joue ce soir là n’est pas n’importe qui. Musicien accompli et technicien hors pair, le saxophoniste alto Vincent Herring a été le sideman des plus grands de la scène jazz : Lionel Hampton, Art Blakey, Wynton Marsalis, Dizzy Gillespie. Accompagné du pianiste Dany Grissett, du batteur suisse Joris Dudli et d’un contrebassiste remplaçant Essiett Essiett, Herring entame le premier set avec une composition de son dernier disque (Mr.Wizard, sorti chez High Note Records), « All God’s Children Got Rhythm ».

Le son clair, puissant et nourri d’un bop du meilleur cru est une vraie révélation ! Sa maîtrise de l’instrument est impressionnante. Pas de mélodies superflues, rien que des solos aiguisés comme des couteaux de boucher. Dany Grissett, pianiste tout en finesse, se promène avec une grande aisance sur la grille. Joris Dudli, à l’aise en toutes circonstances, est parfait.

A la pause, je rencontre Stéphane Belmondo au bar. Il me confie qu’il a joué avec Vincent à New York il y a une dizaine d’années. C’est tout naturellement que Herring le convie à prendre part à un morceau au début du second set. Le trompettiste français ne se fait pas prier. C’est sur « In A Sentimental Mood » que les deux musiciens entament un second set magnifique. Poli, Stéphane se retire après ce premier standard. Vincent lui demande de rester. Ce petit jeu de politesse durera une heure, à savoir la totalité du second set. Une musique intense et pleine de symboles, emmenée par un Vincent Herring en grande forme.

Vendredi 22 octobre. 21h30.

Cette fois-ci, le Sunside est plein. Et c’est un peu normal car le trompettiste Wallace Roney (dernier disque : Protoype, chez High Note Records) ne vient jamais en France, hormis quelques rares festivals d’été ; le voir en club est donc une curiosité. On sait Roney féru de Miles Davis période jazz-rock, mais rien n’est impossible. Il est accompagné ce soir là au piano et aux claviers par Adam Holzman, Eric Allen à la batterie, son frère Antoine Roney au saxophone ténor et Marlene Rosenberg à la contrebasse (on est un peu déçu car on attendait Matthew Garrison, fils de Jimmy Garrison).

© Jos L. Knaepen

On rentre tout de suite dans le vif du sujet, et surtout dans l’univers davisien de Roney. Holzman plaque de grosses nappes électro-spatiales assourdissantes, la contrebasse et la batterie se jettent à corps perdu dans la brèche. Ce qui est très troublant chez le trompettiste, c’est sa sonorité et son phrasé : on jurerait entendre Miles Davis. Wallace Roney possède une technique indéniable et un sens de la justesse parfaite. Cependant, l’admiration pour ce musicien s’arrête ici. Les inconditionnels de la période jazz-rock de Davis seront servis, mais les autres resteront sur leur faim. Le jeu d’Antoine Roney au saxophone ténor ne convainc pas plus. Quelque passages sont intéressants, mais la plupart du temps ses solos ne sont pas aboutis. Quant à Wallace Roney, il ne lâche jamais sa ligne directrice, et c’est bien dommage. On voudrait qu’il sorte de sa coquille davisienne, qu’il aille plus loin, qu’il cherche un prolongement de la musique de Miles. Au lieu de cela, une boucle infinie semble tourner sans que rien ne vienne l’altérer.

A la pause j’aperçois Ravi Coltrane au fond de la salle. Un peu de sang neuf aurait été le bienvenu. Ce ne sera pas pour cette fois. Les deux sets suivants seront à l’image du premier : en dents de scie.

Avant de mourir, Miles Davis a donné une de ses trompettes à son jeune dauphin, Wallace Roney. Aujourd’hui, ce dernier s’en sert très bien. Trop bien, car à vouloir reproduire une partie de l’oeuvre du maître, il en oublie la recherche de la nouveauté et de l’originalité. Ironie du sort, car Miles Davis lui-même ne regardait jamais en arrière.