Tribune

Jacques-Bernard Hess (1926 - 2011)


Portrait de J.B. Hess, à l’occasion de sa disparition.

JACQUES-BERNARD HESS (1926 – 2011)

Contrebassiste de jazz, chroniqueur, traducteur (de l’anglais), enseignant, écrivain, Jacques-Bernard Hess est mort la semaine dernière des suites rapides d’une embolie pulmonaire. On le conduit vers sa dernière demeure au moment même où j’écris ces lignes, ce qui est pour moi une façon de l’accompagner quand des ennuis de santé m’empêchent d’y être physiquement. Des musiciens bordelais ont pu faire le déplacement, qui étaient avec nous le jour anniversaire de ses 80 ans : ils ont nom Cédric Jeanneau (piano) et Monsieur Gadou (guitare, trombone). Je crois savoir qu’ils vont jouer un thème d’Ellington, bien sûr, mais aussi « Good Bye Pork Pie Hat » (Jacques B. Hess a été le traducteur de Beneath The Underdog de Charles Mingus) [1] et sans doute « Crepuscule With Nellie ».

Coll. privée J.B. Hess
Je n’ai pas été lié de très près à Jacques-Bernard Hess. J’ai cherché à le rencontrer dès son arrivée à Bonzac (près de Libourne) au détour des années 90, et de son côté, il lisait mes chroniques dans le journal Sud-Ouest, étonné - disait-il - de trouver en province un rédacteur capable d’écrire sur le jazz autre chose que des stupidités ou des banalités. Du coup, il m’a proposé de lui succéder à l’Académie du Jazz, ce que j’ai pris comme un honneur. Nous avons réalisé alors deux ou trois interventions dans des médiathèques locales, nous nous sommes retrouvés quelquefois à Bordeaux dans un restaurant indien (peut-être parce qu’il était né à Saigon, il adorait la cuisine indienne), il existait donc entre nous un lien de complicité qui n’avait pas besoin de très grande proximité pour exister. J’étais son cadet, et j’avais toujours considéré son travail d’enseignant d’histoire du jazz à la Sorbonne comme essentiel pour la reconnaissance de cette musique. Sans compter le plaisir de le lire dans ses spirituelles chroniques de Jazz Magazine et Jazz Hot. Il a aussi été un membre historique de l’Académie Charles Cros, à laquelle il a été élu à la fin des années 50. Il y rejoignait Lucien Malson, André Clergeat et Frank Ténot, et il en est resté membre pendant une quarantaine d’années jusqu’en 1997.

Il était venu à Bonzac prendre sa retraite après avoir obtenu de la Sorbonne l’assurance que son cours serait repris par un authentique historien du jazz, en la personne de Philippe Baudoin. Il y a vécu avec sa jeune épouse, qui devait s’absenter chaque semaine pour assurer son travail d’enseignante dans la région parisienne, et s’est donc consacré à son foyer, à l’éducation de ses deux filles (Erika et Anna), et sans doute à ses travaux de traducteur. Il me téléphonait parfois pour savoir dans quel collège il valait mieux inscrire ses filles, ou autres conseils de ce genre. J’ai toujours respecté la distance qu’il souhaitait conserver dans les rapports humains, distance qui n’empêche nullement la communication, l’échange, l’enrichissement réciproque.

Jacques était un homme d’assez grande taille (1,76 m), plutôt mince. Il avait été emprisonné au camp de Buchenwald pendant la Deuxième Guerre mondiale, et en était sorti en 1945 pesant 34 kg [2]. Portant lunettes et moustache, visage plutôt allongé, il aurait pu figurer de façon très convaincante dans des films des années 30/40 aux côtés des meilleurs seconds rôles de l’époque (Raymond Bussières, Carette) par son côté irrésistiblement sérieux et rieur à la fois. Je crois qu’un des traits essentiels de sa personnalité résidait dans cette manière d’associer en permanence l’ironie (et donc la distance) et la gravité concernant les choses sur lesquelles on ne transige pas : les mots, par exemple. Il avait une voix timbrée de façon étrange, avec un petit accent qui semblait provenir à la fois de ses ascendances alsaciennes et de sa fréquentation des musiciens américains. C’est cette fréquentation qui lui permettait de saisir le sens de nombreuses formules à double sens, et qui lui donnait ce talent très recherché de traducteur.

Sans doute facilement blessé, comme tout les sujets à la fois exigeants et lucides, par la difficulté de confronter les valeurs et la réalité du monde, il se protégeait un peu dans sa retraite de Bonzac. N’ayant jamais cherché à forcer sa pudeur, je n’ai donc aucune anecdote particulière à rapporter concernant sa vie de musicien, de critique ou d’enseignant. Il ne me serait même pas venu à l’idée d’aller l’interroger… Au moins suis-je d’accord avec André Clergeat (auteur de la notice qui lui est consacrée dans le Nouveau Dictionnaire du jazz, page 587) pour confirmer que le grand événement de sa vie de contrebassiste aura été le remplacement au pied levé, pour une tournée européenne, de celui qui tenait ce poste dans l’orchestre de Duke Ellington. « Ne t’inquiète pas », lui aurait dit Sam Woodyard au moment où il devait rentrer sur scène sans savoir au juste ce qui serait joué, « nous jouons toujours plus ou moins des morceaux marqués par le blues ».

Sa carrière de musicien s’est faite auprès de pianistes français (Claude Bolling, Jack Diéval), mais il fut aussi recherché pour des tournées avec Bud Powell et Barney Wilen [3]. On peut le voir et l’entendre dans de nombreuses sessions enregistrées ou filmées aux côtés de Jack Diéval, dans le cadre des émissions « Jazz aux Champs-Elysées », et il a parcouru l’Europe avec cette formation. Au point qu’un des disques très recherchés aujourd’hui, et sur la pochette duquel on le voit en photo, est le 25 cm enregistré en Yougoslavie avec Jack Diéval (p), Art Taylor (dm), François Jeanneau (ts) et Bernard Vitet (tp). Quelle formation ! Il a participé à la dernière séance d’enregistrement d’Eric Dolphy, à Paris, le 11 juin 1964, aux côtés du saxophoniste, clarinettiste et flûtiste et de Jack Diéval (p), Donald Byrd (tp), Nathan Davis (ts) et Franco Manzecchi (dm). Encore une rareté… Jacques ne cherchait guère à s’exprimer en solo, il avait le plus grand souci du tempo et le maîtrisait si bien que l’on comprend que sa présence ait été recherchée. C’est bien conforme à ce qu’il était, à la fois présent et sérieux dans le travail, mais discret, acceptant très bien de rester au second plan.

L’enseignant, le critique, le traducteur, l’écrivain (j’ai longtemps hésité à employer ce mot, qu’il aurait accepté quand même en souriant parce que nous manquons d’un autre terme pour désigner une activité d’écriture qui ne se rengorge pas d’elle-même) furent au diapason du musicien. Il faudra donc rendre justice à ses chroniques [4], et il serait bon de rééditer son livre sur le ragtime, dédié à ses amis Lucien Malson et Frank Ténot [5], un modèle de concision et de précision qui peut être lu avec profit par les musiciens comme par les musicologues et les amateurs. L’enseignant a laissé de très nombreux textes sur l’histoire du jazz, excellents et tout à fait d’actualité aujourd’hui encore. On les trouvera dans le Larousse de la Musique et surtout dans L’histoire de la musique occidentale, publié sous la direction de Brigitte et Jean Massin.

Jacques B. Hess avait le sens de la concision, ses informations étaient de première main puisqu’il pouvait accéder aux textes publiés aux USA [6]. Il a donc inauguré, par ses exigences « scientifiques » la lignée actuelle des musicologues enseignants, de Vincent Cotro à Laurent Cugny en passant par Philippe Gumplowicz.

Je vais lui donner la parole. Voici ce qu’il écrit page 1109 du livre de Brigitte et Jean Massin à propos de la définition du jazz. « De toutes les définitions proposées, il nous semble que la meilleure est celle du musicologue américain Marshall Stearns : « Le Jazz est la résultante du mélange, pendant trois cents ans, aux Etats-Unis, de deux grands traditions musicales, celle de l’Europe et celle de l’Afrique de l’Ouest ». Cette définition – ajoute J.B. Hess – est à la fois précise et riche en informations. Elle pose la question en termes de lieu, de durée, de télescopage culturel et, en filigrane, de conflits – ceux qui opposèrent, qui opposent toujours les noirs aux blancs ». Voilà pour le sérieux.

Pour le sourire, voici la conclusion de son texte d’annonce et d’intention concernant son cours d’histoire du jazz à l’Université de Paris-Sorbonne, qui lui avait été demandé par Jacques Chailley, fondateur de l’UER de Musique et Musicologie : « Nous sommes conscients, ici, d’avoir, à des degrés divers, une grande responsabilité. Dans cette histoire du jazz, nous occupons une place privilégiée. Alphonse Allais écrivait : « On aura beau dire, mais plus on ira, moins on verra de gens qui ont connu Napoléon. » On peut dire la même chose du jazz : plus on ira, moins on connaîtra de gens qui ont connu Louis Armstrong, Charlie Parker, John Coltrane. Cela nous oblige à une grande humilité, et à une grande exactitude dans la transmission du savoir dont nous sommes, à des degrés divers, dépositaires. »

Écoutons donc, comme il se doit, « Goodbye » de Gordon Jenkins. So long Jacques…

par Philippe Méziat // Publié le 16 décembre 2011
P.-S. :

Légende de la photographie : « 27 : Backstage, Marseille, March 17 1964. Just before my first concert with Ellington’s Big Band, Sam Woodyard (the drummer) is coaching me through a difficult passage. »

Cette photo nous a été aimablement prêtée par la famille de J.B. Hess.

Quelques liens vers le site de l’INA, où voir et écouter Jacques-Bernard Hess :

[1Moins qu’un chien, éd. Parenthèses.

[2Cf. lien en note vers une émission de radio sur le site de l’INA, consacrée à la question des « gros », des « maigres » et de la faim, où on l’entend longuement parler de ce moment de sa vie.

[3Il en parle dans un impayable entretien télévisé avec Thelonious Monk dont je donne le lien en notes, au cours duquel il ne parvient à tirer de l’auteur de « ’Round Midnight » que des borborygmes !

[4Anna les a compilées, il faudra les éditer car elles sont au moins aussi judicieuses, drôles et intéressantes que celles de Boris Vian.

[5PUF, coll. « Que sais-je ? ».

[6Je rappelle qu’en France, on a longtemps traité ces documents par le mépris sous le prétexte infondé que les « Américains » ne s’intéressaient pas au jazz, ce qui est faux mais aura permis à quelques malins d’écrire des pages et des pages sans citer leurs sources…