Portrait

Jamal, le grand

Ahmad Jamal était de passage à Paris début février. Un concert, un nouvel album de grand cru, « Blue Moon », et une émission sur France Musique. Rencontre.


Il arrive à 12h30 pile dans cette suite très ‘Seventies’ d’un hôtel discret de l’ouest parisien. Vue panoramique, surplombant la Seine, à deux pas de Radio France. C’est un géant, le plus grand depuis Charlie Parker, affirme un critique américain. Il ne vise qu’une chose, dans l’immédiat : le fauteuil face à la caméra.

A 81 ans, on lui en donne facilement dix de moins. Ahmad Jamal s’installe. Professionnel et affable. Vêtements sport de style classique, tons clairs. Il a gardé ses lunettes fumées. Une coquetterie, dans l’œil. Et son « look » depuis des années. Dans ses verres aux reflets bleus, on se voit en tout petit, plus tard, au montage. On découvre aussi ses mains, effilées, délicates telles qu’on les imaginait à l’écoute de son album la veille. Le cinquantième en plus de cinquante ans de carrière.

« Blue Moon » en est aussi le titre phare. Une chanson écrite par Rodgers et Hart en 1934 pour Hollywood, devenue un standard. Reprise par toutes les grandes voix, d’Ella Fitzgerald à Lady Day, de Sinatra à Elvis. Ahmad Jamal la revisite à son tour. Une douce mélancolie, sans tristesse, « avec du tempo ». Ce tempo qui lui est si cher et qu’il invoque à plusieurs reprises cet après-midi.

Ahmad Jamal © Ch. Charpenel

« On m’a souvent décrit comme un architecte sonore… je l’accepte… Mais, en ce qui me concerne, je suis un explorateur, un inventeur… Je continue à découvrir », explique-t-il avec un sourire tranquille.

Blue Moon dévoile peu à peu toutes les nuances de sa palette sonore. Elle est pluie d’automne, en ouverture. Sublime « Autumn Rain ». Bleu lune entre ciel et mer. Bruissante de couleurs soudain. Ligne de basse insistante, ligne mélodique au piano. Le thème revient, et revient encore. C’est l’une des trois compositions de l’album, neuf titres en tout, avec « I Remember Italy » et « Morning Mist ». Un univers impressionniste. Lyrique. Expressif et dépouillé à la fois. Debussy est là.

Ahmad Jamal - Frederik Russel Jones, jusqu’à sa conversion à l’islam en 1952 - a fréquenté tout petit le compositeur de Clair de Lune. « Etudier Debussy quand on apprenait le piano allait de soi, tout comme on étudiait Chopin, Liszt et Duke Ellington », raconte-t-il. Ravel n’était pas loin non plus. Magicien d’entre ciel et mer et curieux de jazz, lui aussi. A New York en tournée, il a rencontré Gershwin qui a livré sa Rhapsody in Blue quelques années plus tôt.

Debussy, Ravel, Chopin, Liszt : Ahmad Jamal a intégré l’héritage de ces modernistes d’hier devenus incontournables. Il revendique au passage pour le « jazz » l’appellation de « musique classique américaine », une reconnaissance qui prendrait acte de sa spécificité, au même titre que la musique classique européenne.

Blue Moon, en attendant, illustre l’importance du rythme dans sa musique : « Un langage universel ». Il réunit autour de lui des musiciens d’exception : Manolo Badrena, percussionniste originaire de Porto Rico, « l’un des meilleurs au monde ». Herlin Riley, de retour après quelques années aux côtés de Wynton Marsalis. Il est de la Nouvelle-Orléans comme tous ses anciens batteurs. Et puis Reginald Veal à la contrebasse, la nouvelle recrue. Une section rythmique en totale osmose qui apporte fluidité et dynamique à l’ensemble. La syncope harmonique et rythmique est l’accident souhaitable et nécessaire. Elle donne du relief à chacune des voix, engendre un swing plein de surprises sous l’œil vigilant du chef : « Tout doit être bien mené, maîtrisé. C’est ce que je fais de mieux », estime Jamal.

Il prend aussi le temps de se poser. Dans « This Is the Life », il confronte l’instant présent au temps implacable. Il le regarde passer, se détache de sa gravité pour goûter pleinement l’instant. C’est peut être à cela aussi qu’il fait allusion quand il parle de sa philosophie musicale. « Je suis ce que je joue », dit-il.

Et puis il y a l’espace. Des textures sonores qui se juxtaposent sans se neutraliser. Des climats qui se superposent. Une dimension supplémentaire émerge. Miles Davis, qui devient maître dans l’art d’élargir l’espace sonore à la même époque, est impressionné. Il demande à son pianiste de « jouer comme Jamal ».

Une parenthèse. Ahmad Jamal et Miles Davis sont de la même génération. Ils ont été voisins pendant un temps. « Nous vivions à un bloc et demi de distance à New York. » Sans jamais jouer ensemble. « Nous avions du respect l’un pour l’autre, mais chacun avait sa carrière à bâtir. Il y a eu des rumeurs de trio avec « Cannonball » (Adderley)… Ça ne s’est jamais fait. Deux leaders dans un même groupe, ça ne fonctionne pas… Je n’ai jamais eu le désir de jouer avec Miles ». Voilà pour la mise au point.

Ahmad Jamal connaît la célébrité au même moment. Ce sont les années de résidence au Pershing de Chicago, en 1958-61, en trio. L’enregistrement « live » fait date et se vend à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Un tabac.
« J’étais le roi chez Chess, je pouvais faire tout ce que je voulais. »
« Et aujourd’hui, avec Jazz Village chez Harmonia Mundi, c’est pareil ? » demande Alex Dutilh, producteur à France Musique.
« Oui, oui », répond l’intéressé non sans malice.
Il accentue le « u », dans son sourire. « Ui, Ui ». Il est le 1er artiste à être édité sur ce tout nouveau label.

Ahmad Jamal s’est essayé à la production musicale. Sans succès durable. Il a eu plusieurs labels, un club - l’Alhambra -, un restaurant. Il a tenté de se lancer dans les affaires, « la pharmacie en Egypte et le sésame en Somalie »… Et puis, il est revenu à sa musique, « c’est là que j’appartiens ». The Essence en 1994 consacre sa renaissance. La critique ne fait plus la moue. Il devient un génie. Un prophète. Oublié, le « pianiste de cocktail »…

Avec les années, sa spiritualité s’est affirmée. Elle est omniprésente dans Blue Moon. Une grande sérénité s’est installée. La remarque le réjouit. « Il ne faut jamais dire qu’on est arrivé, mais… j’espère bien atteindre la sérénité, c’est très important pour moi… Je suis en chemin… »

Ahmad Jamal © P. Audoux

Ahmad Jamal est rentré aux Etats-Unis après son concert au théâtre du Châtelet ce 9 février. Auparavant, il avait un dernier rendez-vous dans la fabuleuse discothèque de Radio France pour l’enregistrement d’une émission. (« Radio Vinyle » doit être diffusée en mars sur France Musique.) Sélection de vinyles dans les rayonnages. Froissement soyeux de l’enveloppe fine dont on extrait la galette que l’on pose sur la platine. Il ne reste plus qu’à trouver le bon sillon.
Jamal passe ainsi en revue quelques-uns de ceux qui ont accompagné sa carrière. Le professeur qui l’a embauché comme pianiste. Les Four Strings, sa première formation, devenue rapidement Trois … Les grandes voix, Dakota Staton, Maxine Sullivan. Les sidemen brillants.

Enfin, il réclame Erroll Garner. Pas question de partir sans rendre hommage à ses maîtres. Entre Tatum et Garner ce jour-là, c’est ce dernier qui l’emporte. Il faut dire qu’il vient aussi de Pittsburgh - ils ont fréquenté le même collège - et Ahmad Jamal ne se lasse pas d’évoquer sa ville natale. « Vous entendez ? Vous entendez ? Il joue tout seul, là ! Et c’est incroyable ce qu’il fait… » C’est vrai. Le « maestro » joue seul, et c’est tout un orchestre qui sonne.

Garner s’est tu, Jamal s’est enfoncé un peu plus profondément dans son fauteuil. On a rapproché les radiateurs électriques, mais il fait toujours aussi froid dans le studio improvisé. Il a remis son manteau et posé sa tasse de thé. « Et maintenant ? », lui demande son ami Dutilh. Un album en préparation, bien sûr. « C’est toujours le suivant qui compte. » Ce sera en solo, justement. Comme Garner. « Si Dieu le veut ». Il dit y réfléchir, pensif. Il y travaille déjà, en fait. Chez lui. C’est aussi là qu’il enregistrera. Préparez-vous. Sortie dans deux ans, ou moins. S’il tient son tempo.