Scènes

Jazz Nomades 2008 (1)

Mardi 10 juin 2008. Première soirée… Des étoiles au désert, ou la métaphysique en chantant.


Comme en 2005, comme en 2007, le festival Jazz Nomades - La Voix est libre rassemblait pendant trois jours, sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord, des voix singulières qui ont quelque chose à dire et le disent bien. Gros plan sur la soirée d’ouverture, mardi 10 juin 2008.

Le théâtre des Bouffes du Nord, cet antre somptueusement déglingué aux couleurs d’intérieur orientaliste, est sans doute le meilleur lieu pour ce « mélange adultère de tout » qu’est un festival Jazz Nomades.

La programmation concoctée par Blaise Merlin ne ressemble à aucune autre. Jugez-en : ce premier soir, nous avons eu un astrophysicien philosophe, un oud hero comme il y a des guitar heroes, une danseuse soufie, un chanteur du Rajasthan, 199 définitions du mot Dieu, un percussionniste faussement brouillon, un trio méditerranéen… et pas de raton-laveur, mais peu s’en faut. Le tout donnant un curieux sentiment de cohérence, pourtant. Une cohérence qui se trouve dans le fil conducteur du festival : la voix. Parlée ou chantée, dite, peu importe : libre.

Trinh Xuan Thuan est astrophysicien. Collectionneur de nébuleuses, promeneur du cosmos, il vous parle des galaxies en spirale comme s’il s’agissait de ses petites nièces. De sa fréquentation de l’infiniment grand, il a tiré un enseignement qu’il vous fait partager, modeste et plein d’humour, sur la place de l’être humain dans le grand tout. En quelques diapositives, on passe de l’Antiquité pour laquelle la Terre reposait sur des colonnes - l’homme au milieu, le soleil tournant autour -, aux représentations actuelles - une infinité de systèmes solaires dans une infinité d’espaces… Histoire d’une sévère déconvenue ! Une désillusion libératrice, au bout du compte : Dieu joue aux dés, la nature improvise et voici : le jazz est la forme musicale la plus proche du fonctionnement de l’univers. On se disait aussi.

Photo Fabrice Journo (D.R.)

Badila rassemble des musiciens et une danseuse français, indiens et iraniens. Leur répertoire intègre les traditions de la Perse et du Rajasthan, mais aussi d’Afrique où le co-leader Bastien Lagatta a séjourné. Le groupe invitait ce soir-là Mehdi Addab, joueur de oud électrique, dont les ressources musicales sont indiscutablement pop-rock. Un riff emprunté à « Sunshine of Your Love » ou à « Machine Gun » de Hendrix, des textes déclamés sur des pentatoniques mi-arabes, mi-blues, des incursions latines… On avoue avoir été plus convaincue par Mame Khan Manghaniyar, dont les improvisations plus traditionnelles respirent la sincérité, que par la pop cosmopolite du groupe ou la danse « soufie » - inspirée des derviches tourneurs - d’Ava Farhang. Tout de même, la danseuse finit par ressembler aux galaxies en spirale chères à Trinh Xuan Thuan et cela, c’est plutôt sympathique.

Photo Fabrice Journo (D.R.)

Entracte. Retour. Dominique Pinon, comédien, lit les 199 définitions du mot Dieu de Valère Novarina. Le comique sourd lentement de la juxtaposition entre grandiloquence et dérisoire. Profondeur et trivialité s’annulent mutuellement au fil d’une impassible litanie qu’accompagnent les interventions frénétiques d’un Denis Charolles qui rappelle la coccinelle de Gotlib, arpenteur de scène au trombone, Zorro armé d’une tige filetée, remuant pêle-mêle arrosoirs, cloches, sourdines. Les feuilles de papier tombent, Charolles se mue en Sisyphe à la grosse caisse, Pinon s’écrie « Mort à la mort ! » ; on applaudit Novarina, Victor Hugo, les interprètes.

Photo Fabrice Journo (D.R.)

Enfin, la Méditerranée faite improvisation. Le gnawi Majid Bekkas, chanteur, joueur de guembri et d’oud et l’Alicantin Ramon Lopez, batteur, qui ne comptent plus les aventures communes (hommage à Rahsaan Roland Kirk en 2002, La Cité Invisible avec Pedro Soler en 2003, trio avec Joachim Kühn depuis 2007… ) étaient rejoints par un Lyonnais de marque : Louis Sclavis. Des problèmes très visibles de retours scène ont pollué les premiers instants, rendant difficile la concentration des trois musiciens. Puis, autour d’un thème de Bekkas, les rôles s’établissent. Le Marocain installe les grooves, Sclavis cherche dans ses clarinettes des échos de hautbois arabe, parle dedans, se lance dans une composition instantanée ; Lopez, joueur, ponctue, reprend la mélodie sur ses toms, amorce un solo, repart dans le collectif. L’improvisation fait éclater la structure des morceaux, Sclavis retrouve des impressions d’Afrique et semble vouloir prendre le leadership. On en redemande, le trio revient avec Majid Bekkas à la kalimba, la salle est ravie. C’est fini mais ce n’est pas fini : ça dure trois jours, on reviendra demain.

Photo Fabrice Journo (D.R.)