Scènes

Jazz à Liège 2003

Compte rendu de la 13è édition du festival


Cinq salles, des concerts simultanés résultant en un va-et-vient constant entre les lieux, de la musique allant de l’excellent au fade, des photos, de la sculpture et de la peinture : c’est tout un monde qui s’est créé le temps d’un week-end lors de cette 13è édition. Sur fond de disparition « plus que probable » de l’unité de production télévisuelle RTBF-Liège, collaboratrice du festival depuis le début.

Vendredi 9 mai 2003

En ouverture : Au temps de Georges et Joséphine. Simenon et Baker, bien sûr. André Donni (cl, sax), Charles Loos (p), Jean Van Lint (b) et Luc Vanden Bosch (d) s’abandonnent aux plaisirs de la lecture fidèle des standards des années 20 associés à Joséphine Baker, pour une atmosphère hot.

Quelques heures plus tard, le quintet Because of Béchet d’Aldo Romano en fera autant avec Sidney Béchet, toujours aussi swinguant, mais de manière beaucoup plus moderne et personnelle. L’association des deux saxophonistes Emmanuele Cisi et Francesco Bearzatti fonctionne bien, jouant plus sur la nuance que le contraste.

Christian Lakatos © Jos L. Knaepen

De Bruxelles à Budapest, il n’y a qu’un pas, tel pourrait être le principe de BB Connex. Ce groupe associe les Belges Steve et Grégory Houben (as et tp) aux Hongrois Josef Balazs (p), Christian Lakatos (b) et Elemer Balasz (d) autour d’un be bop dérivé de l’école cool : une lecture de Topsy, de Lee Konitz et Warne Marsh, ainsi que la formidable douceur dont font preuve Houben père et fils, mettent en évidence cette filiation. Les Hongrois ne sont pas en reste : sur une sorte de mambo lent et mystérieux, Josef Balazs prend un solo superbement mélancolique, alors que sur le morceau suivant, Christian Lakatos qui, à 13 ans, est le petit phénomène du groupe, fait preuve d’audace, de passion et d’un désir de jouer « comme les grands » tels que ses partenaires de jeu ne peuvent s’empêcher de rire de bonheur. Comme moi, d’ailleurs.

La Wal House of Jazz a été montée à l’initiative de l’organisateur du festival, Jean-Marie Peterken, afin de promouvoir le jazz wallon. S’y retrouvent musiciens confirmés (Richard Rousselet (tp), Phil Abraham (tb), Fabrice Alleman (ts, ss, cl)) et en devenir (Pascal Mohy (p), Samuel Gerstmans (b) et Xavier Rogé (d)). Malgré un arrangement extensif et intéressant d’In Walked Bud, l’ensemble reste trop scolaire pour véritablement enthousiasmer.

A l’inverse, le Rosenberg Trio (Stochelo et Nous’che (g), Nonnie (b)) ne peut qu’enthousiasmer et faire danser, qu’il joue Nuages dans la plus pure tradition manouche, aille vers une sorte d’hispano-pop instrumentale avec Moonflower de Carlos Santana, vire dans un blues iconoclaste avec Pépito (composition originale de Stochelo Rosenberg) ou re-vire dans le jazz à travers Duke Ellington, avec Caravan et Flamingo. Toute la différence entre une tradition vécue et naturelle et son approche académique.

Le concert du quartette du saxophoniste Chris Potter était décevant, pour une tête d’affiche, en grande partie à cause de l’immensité de la salle et de la sous-amplification des instruments. Dans ces conditions, il était difficile de rentrer vraiment dans sa musique.

A deux pas, le quartet sans piano de Louis Sclavis dégageait au contraire vie et présence, tout en étant à la fois plus mélodique et plus libre. A partir de thèmes énoncés à l’unisson par Sclavis et Jean-Luc Cappozzo (tp) (une sonorité pour laquelle tout amateur de hard bop craquerait), et soutenus par les grooves déjantés fabriqués par François Merville (d) et Olivier Sens (b), toutes les directions imaginables semblaient possibles. Sans aucun doute un des moments forts du festival.

Samedi 11 mai

Double Play présentait sur le papier une formule intéressante : deux pianos (et une guitare comme troisième instrument harmonique). Comment allait s’articuler la musique de ce groupe, mené par Léo Fréchet (p) et comprenant Fabrice Alleman et Daniel Pollain aux saxophones, plus les jeunes Pascal Mohy (p), Quentin Liégeois (g), Samuel Gerstmans (b), Max Silvapulle (d), Ariane et Karin Tombu (voc) ?

Malheureusement, la formule s’est muée en simple prétexte : quand les deux pianistes étaient sur scène, ils ne jouent pas simultanément. Même le guitariste semblait être de trop, alors que peut-il rester pour un deuxième pianiste ? Il vaut mieux passer sous silence la prestation de la première vocaliste sur Fly Me to the Moon. La seconde s’en est tirée un peu mieux sur Summertime, en dégageant un peu de sensualité gentille et superficielle. Au moins elle chantait plutôt juste, ce qui n’est déjà pas mal. Disons que je n’étais pas mécontent de quitter assez rapidement ce concert pour aller voir le Brussels Jazz Orchestra.

Dans la salle où Chris Potter s’était perdu vingt-quatre heures plus tôt, le BJO s’est totalement épanoui. Sur le répertoire du magnifique The Music of Bert Joris et avec le trompettiste/compositeur en personne en invité inspiré au plus haut point, l’orchestre a lancé le concert avec le puissant et cuivré Kong’s Garden. Tout est net, précis et juste comme il le faut. Puis sur Benoît les souffleurs se font veloutés et enveloppants.

En deuxième invité, Philippe Catherine (g), voit aussi sa musique reprise par le BJO. Si le matériau compositionnel est beaucoup plus maigre que celui fourni par Joris, c’est au profit de la spontanéité et de l’humour (The Postman).

Lars Juul © Jos L. Knaepen

Dans la plus petite salle du Palais des Congrès s’est produit le trio du batteur/bidouilleur danois Lars Juul. Ceux qui se sont assis dans les allées au début du concert ont assez rapidement pu s’installer plus confortablement. A la fin du concert, chacun avait plus qu’assez d’espace. En effet, Juul, Benoît Delbecq (p, électronique) et Ingebrigt Håker Flaten (b) jouent de loin la musique la plus difficile du festival, qu’on pourrait décrire sous le label de musique contemporaine électro-acoustique improvisée.

Le premier morceau, qui dure une demi-heure, propose des textures à l’évolution lente, ponctuées par quelques déflagrations électroniques, le piano à la limite de l’atonalité de Delbecq et le jeu « coloriste » du leader. Le deuxième morceau, après être resté essentiellement dans la même veine que le premier, s’est terminé de manière assez extraordinaire. Progressivement, Delbecq a introduit des soupçons de jazz dans son jeu, et tout d’un coup Juul a commencé à jouer un rythme ternaire squelettique sur sa cymbale ride ; Flaten s’est mis à les accompagner de manière plus traditionnelle et ainsi s’est tissée une musique de trio de piano tout à fait inattendue et surprenante d’originalité.

Peu de temps après, Delbecq reparaît sur la même scène, cette fois au sein du trio Les amants de Juliette. Plus proche du jazz, mais tout aussi défricheur, notamment avec une savante préparation qui ramène le piano dans le giron des instruments de percussion, quelque part entre le marimba, le balafon et la cloche d’église. Malheureusement, les sirènes de la tête d’affiche principale du concert m’ont fait quitter trop rapidement ce concert qui s’annonçait passionnant.

Steve Coleman and Five Elements, qui fournit le meilleur concert du festival, c’est un peu comme Michael Schumacher qui remporte le Grand Prix de Monaco après s’être élancé de la pole position. A cela près qu’on s’amuse beaucoup plus avec Coleman.

On the Rrising of the 64 paths, son dernier album, est déjà de l’histoire ancienne : personnel et musique ont évolué depuis. L’arrivée la plus importante est celle du jeune Cubain que tout le monde s’arrache, Dafnis Prieto. Prieto est loin d’être un technicien archi-sec comme une chaussette de Shepp->3456436] : son jeu foisonnant donne l’impression d’écouter un conguero jouer de la batterie. À propos de conguero, ça tombe bien, il y en avait un juste à côté, Ramon García Perez. Entre Cubains, on s’entend bien, la fusion rythmique est totale. Le dernier petit nouveau est l’harmoniciste Grégoire Maret. Un harmonica chez Coleman, ça fait bizarre au début, mais ça marche.

En une heure et demie, trois morceaux ont été joués. Chacun étant un groove interminable (pour notre plus grand plaisir) porté (plutôt qu’ancré) par un Anthony Tidd (elb) fantastique de bout en bout. Ce qui frappe d’abord, c’est combien Coleman, dans son jeu, semble être à l’intérieur du groove plutôt que simplement posé dessus. Ensuite, c’est le degré de swing de cette musique qui surprend. De toute évidence, on peut aisément placer Coleman parmi les tout grands du jazz actuel, sans qualificatif du genre « mais pas que ».

Steve Coleman et Jonathan Finlayson
© Jos L. Knaepen