Scènes

Jazz à l’Ouest regarde vers l’Orient

Échos de Jazz à l’Ouest 2017, 28e édition (Rennes Métropole) - 2


Quelques soufflants du Moger Orchestra à Jazz à l’Ouest 2017

Depuis quelques années, Jazz à l’Ouest explore, à côté de la pluralité des jazz, une partie du monde et de sa musique. Cette année, le cap est mis sur le Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). L’occasion d’explorer les cultures musicales de nos voisins d’outre-Méditerranée et de se livrer à de féconds métissages.

Dimanche 12 novembre 2017
Moger Médiation : un partage culturel épatant
Des lycéens en classe européenne au Lycée Bréquigny de Rennes accompagnés par leur professeure d’anglais et des jeunes accompagnés par Keur Eskemm, association développant des projets autour de l’interculturalité et de l’engagement des jeunes, se sont rencontrés autour d’un travail commun. Les lycéens se sont attelés à des collectages lors de micros-trottoirs portant sur la vie urbaine et les maux de notre société. Sur cette base, ils ont écrit des textes sensibles, poétiques, réalistes voire satiriques, en français et en anglais. Ils les ont ensuite travaillés afin de les restituer sur scène.
Ce soir, quelques-uns d’entre eux - une majorité écrasante de filles - les offrent au public du festival sur la scène de la MJC Bréquigny. Ils sont accompagnés par un quintette (basse, tuba, batterie, saxophone et clarinette basse) issu du Moger Orchestra (voir ci-dessous), conduit par Dylan James (basse et chant).
Le résultat, légèrement mis en scène, est d’une fraîcheur revigorante. Les élèves se livrent à fond et certains manifestent de vraies qualités de performeurs sans casser la dynamique du groupe. On souhaite un tel aboutissement à tous les projets de résidence littéraire et musicale.

Moger Orchestra : des vagues et du souffle
Le Moger Orchestra (« moger » veut dire « mur » en breton) est une extension à quinze musiciens du quintette sus-nommé. On y fait la part belle aux cuivres et aux bois. L’ensemble est soutenu par la Compagnie des musiques têtues basée en Centre Bretagne à Rostrenen (22).
Issus des musiques traditionnelles et des musiques improvisées, les musiciens de Moger Orchestra pratiquent un métissage musical qui leur est consubstantiel. Ils travaillent sous la baguette de Maël Oudin qui est aussi leur arrangeur. On apprécie le mélange savant de musique écrite et improvisée. Les climats, ici, peuvent changer rapidement (c’est notre Bretagne !) et à un délicat dialogue aux accents orientaux entre une clarinette et une flûte peut succéder, quasi sans transition, une tempête sonore tonitruante. On est parfois aux limites du free jazz et on aboutit à une lente ballade sur le ton de la confidence. Plus loin, éclate un tutti digne des grands orchestres de swing. Les textes de Griselda Drouet sont bien servis par le talentueux Dylan James (basse et chant) dans des registres variés comme dans ce passage en parlé-chanté au cœur d’une évocation des bruits de la forêt ou dans cette petite comptine au sein d’une sorte de happening entre chant et orchestre.
Comment voyager dans son fauteuil ? Moger Orchestra possède la réponse.

Jasser Haj Youssef par Jean-François Picaut

Lundi 13 novembre 2017, au Tambour
Jasser Hadj Youssef & Quatuor de l’Orchestre symphonique de Bretagne : quand tradition et modernisme se conjuguent
La nouvelle directrice du Tambour, Sarah Dessaint était très heureuse de présenter ce concert coproduit avec la MJC Bréquigny et l’Orchestre symphonique de Bretagne. On la comprend car Jasser Haj Youssef est sans doute le seul musicien au monde à jouer des musiques traditionnelles et du jazz à la viole d’amour, cet instrument coqueluche du XVIIe siècle, retrouvé par nos baroquistes modernes. La programmation de son trio avec le quatuor féminin de l’Orchestre symphonique de Bretagne a tenu ses promesses.
Jasser Haj Youssef commence par un titre interprété en solo, au violon. Il est assis en tailleur sur une petite estrade et tient son violon verticalement, la tête en bas. Un prélude lent sur les cordes graves débouche sur une mélopée aux accents religieux. Un éclairage parcimonieux vient renforcer une impression de confidence. Dès le deuxième titre, c’est le quartette du musicien tunisien qui s’exprime. Le jeu très grave de la contrebasse (Marc Buronfosse) est ponctué de notes cristallines jouées au piano (Gaël Cadoux) et de quelques touches de batterie (Arnaud Dolmen). Le violon, joué de façon traditionnelle, fait son entrée sur des notes aiguës avec des sonorités qui évoquent l’Orient. Peu à peu, tout le monde accélère et les rythmes orientaux se fondent dans une pulsation jazz.

Bientôt, le quatuor fait son entrée : Patricia Reibaud (première violon), Anita Toussaint (violon), Anne-Marie Carbonnel (alto), Claire Martin-Cocher (violoncelle). Sa sonorité, d’abord classique, devient progressivement orientalisante avant que Jasser ne fasse une entrée rapide avec son trio. On assiste alors au mariage étourdissant des sonorités acoustiques du quatuor avec le son électrifié du quartette. Mais on n’a pas encore entendu la viole d’amour. Ce sera fait avec le titre suivant, purement jazz, où le trio joue tantôt seul tantôt avec Jasser.
Pour moi, « Samaï », dans une version spécialement arrangée, est le clou du concert. Le quatuor prélude lentement avec de superbes sonorités orientales puis la contrebasse fait son entrée suivie de Jasser, de la batterie et enfin du piano. Peu à peu l’ensemble se cale sur un rythme de danse qui va croissant. Magnifique.
Une ovation debout clôt ce concert rare.

Lucky Peterson à L’Antichambre (Mordelles - 35)

Mercredi 15 novembre 2017
Lucky Peterson, Tribute to Jimmy Smith : humour et rythmes charpentés
Organisé par l’association AMOCAS, le concert a lieu à L’Antichambre (Mordelles, 35). Lucky Peterson (orgue Hammon B3 et chant) commence par deux titres instrumentaux solidement rythmés. Il chante, pour la première fois, sur le troisième et semble se libérer. Une bonne partie du public aussi, sans doute surpris de voir un organiste là où elle attendait un guitariste. Peut-être ces spectateurs ne savaient-ils pas ou avaient-ils oublié que Lucky Peterson fut un élève de Jimmy Smith, un des maîtres incontestés de l’orgue Hammond B3 dans les années 60. L’hommage n’est pas indigne du maître. Aussi bien Lucky Peterson s’était-il illustré à l’orgue avant même sa rencontre avec le maître et il n’a jamais cessé de pratiquer cet instrument. Sur ce troisième titre, Nicolas Folmer (trompette) signe un énorme solo de trompette bouchée, y mêlant wah wah et growling. Tandis qu’Herlin Riley (batterie) réalise un solo aussi bref que brillant. Plus tard, il démontrera sa grande vélocité, sans céder à la facilité ni perdre le sens des nuances.
A l’orgue comme à la guitare, Lucky Peterson, « the son of a bluesman » comme le proclamait le titre de son album précédent, montre que ce style est le sien et qu’il en est l’un des meilleurs représentants actuellement. Sa voix puissante, rauque et chaude est évidemment on ne peut plus adaptée à ce répertoire.

Le comédien (le cabotin ?) n’est jamais bien loin chez Lucky Peterson. Comme il peine à faire chanter le public, il s’effondre sur son clavier, consterné. Puis, sans transition, il se lance dans une ballade en imitant Ray Charles (mimiques et voix) : le succès est immédiat. Dans le titre qu’il interprète en bis, il insère, manifestement content de lui, quelques mesures de « Vive le vent) !
Une telle prestation généreuse ne peut susciter qu’une longue ovation debout.

Benjamin Coum Trio à Jazz à l’Ouest 2017

Jeudi 16 novembre 2017 à la MJC Bréquigny
Benjamin Coum trio, Memento Mori : dépouillement et musicalité
Lauréat de Jazz à Vannes, finaliste du concours Rezzo Jazz Focal à Jazz à Vienne, sélectionné pour le Trophée du Sunset : sans parcourir un chemin semé de roses, le pianiste d’origine brestoise Benjamin Coum ne passe pas inaperçu. On l’avait connu très inspiré par les musiques afro-cubaines et brésiliennes, il nous revient en trio piano - contrebasse - batterie, la formation reine du piano jazz.

Memento Mori, son dernier album, est à l’image de son titre latin qui signifie « souviens-toi que tu vas mourir », phrase que prononçaient les soldats d’un général romain triomphateur pour l’inciter à garder la tête froide. Les chrétiens du Moyen Âge l’ont reprise comme devise pour signifier le peu d’importance de la vie terrestre.
Memento Mori est donc un disque sans esbroufe où la musique s’épanouit sans afféterie à la manière du titre liminaire qui s’intitule opportunément « La Part des choses ». Un début lent et léger au piano, ponctué de quelques notes de contrebasse (Arnaud Grofilley) est accompagné en douceur à la batterie (caisse claire et cymbales) par Richard Housset. L’atmosphère est similaire dans « The Healer », à ceci près que le discours y est plus volubile. Dans le tombeau pour son ami disparu intitulé « Sambou Kouyaté » la main gauche égrène les coups du deuil tandis que la main droite, légère et très rapide, semble s’accrocher à la vie. « Low » semble une promenade dans un paysage changeant comme l’eau. « Tony Montuno » porte la trace des amours anciennes du compositeur avec des échos cubains au piano et dans la sonorité de la batterie. « Hélice » me paraît porter la trace de Philip Glass.

Karim Ziad © Jean-François Picaut

Karim Ziad, Jdid : au carrefour du jazz et de la musique traditionnelle
On se réjouit de retrouver ce batteur éclectique qu’on a entendu avec Sixun, Ultramarine, Bojan Z ou Joe Zawinul. Ce soir, Karim Ziad (batterie) est entouré d’Omri Mor (piano), David Aubaile (flûte), Vincent Mascart (saxophone) et de Michel Alibo (basse), son complice de Sixun.
Le concert commence par un morceau inspiré d’un traditionnel algérien, typique des fêtes de mariage, magistralement interprété en duo par Ziad et le pianiste. On reste dans ce climat orientalisant avec « Andaloussi », joué en quintette, pièce très rapide et colorée.

Parmi les moments forts, on retiendra un énorme duo contrebasse-batterie, du pianissimo au fortissimo tandis que David Aubaile s’installait au piano, délaissé un moment par Omri Mor au profit des claviers électroniques. Un match vocal Omri Mor – Karim Ziad suit et le morceau s’achève par un énorme numéro de percussions de Ziad sur sa batterie qui donnera l’impression de s’être démultipliée. L’atmosphère de la salle qui était déjà chaude devient alors survoltée.
On admire la complexité des compositions de Karim Ziad qui ne sont jamais simplistes. Dans tel titre, si le jeu des claviers et du saxophone est dramatique, l’impression sera allégée par la batterie et le chant. Dans tel autre, il permet à Michel Alibo de quitter son rôle rythmique pour se charger, de façon magistrale, de la mélodie. Ce quintette est un vrai groupe où chacun tient sa partie en pleine connivence avec les autres : ici, seules comptent la richesse musicale et la plénitude du son.
On se quitte sur « Joker » de Bojan Z, où le saxophone ténor ajoute à la palette déjà très colorée du concert une belle touche balkanique.

Vendredi 17 novembre 2017
Galaad Moutoz Swing Orchestra, Swing Is the Thing : la nostalgie des bals
Avec le groupe du pianiste Galaad Moutoz, la nouvelle salle du Cadran à Rennes Beauregard retrouve l’ambiance des dancings de Harlem des années 30. Le chef d’orchestre donne l’exemple : cheveux gominés rejetés à l’arrière, costume prince-de-galles gris dont la boutonnière s’orne d’une fausse rosette assortie au nœud papillon et aux chaussettes, etc. La chanteuse Katrin-Merili Poom n’est pas en reste : robe moulante à reflets, rouge à lèvres rouge vif qui met en valeur sa carnation laiteuse et sa chevelure blonde. L’orchestre est à l’avenant.

Si l’on peut parler de reviviscence, tous les morceaux sont des compositions de Galaad Moutoz écrits au quart de poil pour faire sonner l’orchestre. On n’est pas dans le pastiche mais dans le second degré. Cette musique fait aussi virevolter les danseurs et danseuses. Pour eux, la pause avant le deuxième set sera la bienvenue. Une véritable atmosphère de fête que l’on retrouvera dans leur album Swing Is the Thing.
Dans ce concert acoustique, seule la chanteuse est amplifiée mais elle possède une voix claire et puissante. Son visage et ses mains sont expressifs. Elle swingue évidemment mais elle est également capable de chalouper de façon très sensuelle sur une ballade. Un duo piano-voix permet habilement d’apprécier les qualités des deux. Il en est de même pour un trio piano-contrebasse-batterie, dans la pure tradition du jazz, qui donne la mesure de Philippe Dardelle (contrebasse) et de Paul Morvan (batterie). La section de cuivres (Simon Pelé à la trompette, Thomas Croguennoc au saxophone alto, Benoît Carnet au saxophone ténor et Simon Latouche au trombone) est brillante, éclatante même. Ces soufflants savent aussi chanter en chœur et chacun prend son solo vaillamment.
Dans cet univers qui semble taillé au cordeau, on regrettera seulement l’absence de quelques instants de folie qui feraient chavirer les cœurs des simples auditeurs.