Scènes

Jazz in Arles 2015

Retour sur la vingtième édition du festival


Le jazz soufflait fort sur la chapelle du Méjan en mai dernier, tandis que le festival, piloté par Nathalie Basson et Jean-Paul Ricard, soufflait sa vingtième bougie.

A événement spécial, édition spéciale, en l’occurrence placée sous le signe des cordes : piano, violoncelle, guitare acoustique et contrebasse occupent le devant de la scène (rappelons que la particularité de Jazz in Arles est de concilier qualité de programmation et acoustique du lieu).

A l’heure où nous publions ces lignes, nous avons une pensée émue pour John Taylor, décédé le mois dernier… « May You Rest In Power, Sir. »

Lundi 18 mai : vernissage en musique de l’exposition de Jean Buzelin, grand amateur de jazz dont les dessins satiriques ornent les murs de la chapelle. Le « son » est assuré par Loud Trio, formation avignonnaise du pianiste Ludovic Pradarelli, « pilier » des jam sessions mensuelles de l’Ajmi. Ce dernier a délaissé ses claviers Nord Stage et Moog le temps de ce concert pour le Steinway du Méjan. Le trio jouera ce soir-là son fiévreux hommage à Herbie Hancock (de ses fameux standards, période 1950s, au jazz funk des Head Hunters).

Mardi 19 mai : Dmitri Baevsky trio.

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Mercredi 20 mai : Andy Emler (piano) & Claude Tchamitchian (contrebasse).

Voir notre Interview en musique, le photoreportage de Frank Bigotte et celui d’Hélène Collon.

Anja Lechner (cello) & François Couturier (piano) « Moderato Cantabile »

Voir le reportage photo de Frank Bigotte et celui d’Hélène Collon

Barre Phillips Photo Hélène Collon

Jeudi 21 mai : on rajoute des bougies sur le gâteau pour les quatre-vingts ans de Barre Phillips, le plus français des contrebassistes américains, célébrant par la même occasion quinze ans de complicité avec Urs Leimgruber (saxophones) et Jacques Demierre (piano).

Un double anniversaire que le trio fête sur scène ; la tournée « Listening » a débuté au mois de mars dernier et se poursuit jusqu’en… décembre prochain ! Quinze ans d’écoute mutuelle, pivot de cette musique basée sur l’improvisation et la composition instantanée. Barre Phillips ouvre le concert avec un solo que l’on imagine accompagnant un film noir… silences et bruitages sont des notes à part entière : le bec et les touches du ténor d’Urs Leimgruber claquent et craquent tandis que ses suraigus au soprano évoquent un instrument à cordes… du plus bel effet. Jacques Demierre explore les profondeurs de son piano et joue littéralement des coudes lors d’un solo mémorable, un long moment durant. Précisons que le trio joue entièrement acoustique, quel que soit l’écrin dans lequel il se produit et ce afin de mieux sortir de sa zone de confort.

Voir notre interview en musique, le photoreportage de Frank Bigotte et celui d’Hélène Collon

En première partie, la guitare était à l’honneur en la personne de Misja Fitzgerald Michel pour un set solo acoustique intense alternant compositions et standards revisités. Quarante-cinq minutes de délectation d’un jazz aux forts accents de folk. Peu surprenant lorsqu’on sait que le guitariste est un grand amateur de Nick Drake (il lui a d’ailleurs consacré un album, Time Of No Reply - No Format, 2012). Résultat : on jurerait que « Nardis » est un classique folk tant la transformation esthétique est remarquable. Tel un équilibriste sur le fil (sur la corde, devrait-on dire), il ose une réinterprétation du « Lonely Woman » de feu Ornette Coleman, pour une version des plus originales (mention spéciale pour l’énorme travail sur les basses de l’instrument : une six cordes qu’il fait sonner comme une douze). Les compositions évoquent Bud et Monk mais pas seulement : Egberto Gismonti, pape de l’esthétique folk brésilienne, est également présent. Ce voyage poétique, empreint d’humilité, d’humour et d’autodérision (non, Misja ne chantera pas !) prend fin trop vite. Il se prolongera le temps d’un rappel… sur une composition de Nick Drake, pour notre plus grand plaisir.

Voir le reportage photo de Frank Bigotte.

Misja Fitzgerald-Michel Photo Hélène Collon

Jeudi 22 mai : Stéphane Kerecki Quartet « Nouvelle Vague »

L’image est ici au centre du spectacle : la musique devient image supplémentaire [1]. Les compositions de Georges Delerue, Michel Legrand, Antoine Duhamel, Serge Rezvani, Paul Misraki ou encore Jean Constantin, Martial Solal, Bernard Hermann sont des joyaux intemporels mais aussi, sous la plume de Kerecki, un matériau brut : ils sont envisagés tels des standards de jazz et revus avec beaucoup d’élégance, de subtilité et de liberté. Liberté qui fut le maître-mot des cinéastes de la Nouvelle Vague, et qui tient le rôle principal dans ce quartet - à aucun moment l’image ne fige la musique.

Un set très bien articulé, dont voici quelques temps forts : un duo piano-contrebasse tout en nuances et fort bien venu sur le « Thème d’amour » de Paul Misraki (Alphaville, Jean-Luc Godard) ; mais aussi la relecture par Kérécki du générique d’Ascenseur pour l’échafaud, beaucoup plus enlevée que l’original et dont la rythmique évoque « Never Will I Marry » tel que joué en 1961 par Joe Zawinul, Sam Jones et Louis Hayes (sur l’album Nancy Wilson & Cannonball Adderley (Capitol Records). Antonin Tri-Hoang est à l’alto et pourtant il plane comme un esprit coltranien dans ses interventions (dont un chorus qui donne encore plus d’amplitude à cette même composition de Miles). Autre belle surprise, « Watch What Happens » (moins connu sous le nom de « Roland rêve », tiré du Lola de Jacques Demy). Certainement un des standards de Michel Legrand les plus joués, mais qui retrouve ici une nouvelle fraîcheur sous forme de suite : on part de l’« Adagio » de la Symphonie n°7 en la majeur de Beethoven, puis c’est l’exposition rubato du thème par Antonin-Tri Hoang, que le groupe rejoint sur le pont (plus sombre que l’original) et enfin la coda, intelligemment remaniée. A la batterie, Fabrice Moreau fait preuve d’une inventivité de chaque instant : balais, mailloches et mains nues sont des pinceaux qui colorent le tableau harmonique avec finesse et justesse.

Stéphane Kérecki Photo Hélène Collon

L’ensemble est magnifié par John Taylor : ses chorus sont des moments de grâce (« La chanson de Maxence ») non dénués d’humour (la fin de son solo sur le « Générique » des Quatre cents coups suggérant la comptine « London Bridge Is Falling Down ») et sa relecture harmonique subtile (nous sommes ici au deuxième, voire troisième degré, « afin d’éviter l’aspect mièvre et innocent que le premier degré confère parfois à certaines compositions de Michel Legrand », confie S. Kérecki). Les visages de Brigitte Bardot, Anouk Aimée, Jeanne Moreau, Anna Karina, Catherine Deneuve et Françoise Dorléac se fondent et se confondent dans le « mash up » vidéo conçu par Adrian O’Smith. Un kaléidoscope qui, telle la maxime de Citizen Jazz, « se regarde avec les oreilles et s’écoute avec les yeux ».

Voir notre Interview en musique et notre photoreportage.

Samedi 23 mai : Riccardo Del Fra Quintet « My Chet, My Song »

Point d’orgue du festival et final magistral dans une chapelle pleine à craquer, l’hommage de celui qui fut dix ans durant l’accompagnateur de Chet est surtout un portrait du trompettiste tel qu’il l’envisage, dit-il, avec « ses yeux d’aujourd’hui ». Une vision tournée vers demain par le biais d’une écriture totalement décomplexée, servie par des solistes incarnant à la fois l’héritage et l’avenir. Une réflexion sur l’amour et le temps qui passe, dans un royaume où règnent poésie et sagesse, et où la nostalgie se fait tendresse.

Deux intenses sets d’une heure chacun, façon club, et une configuration quintet (impeccable casting) qui offre plus de liberté aux musiciens. Les arrangements originaux (l’album ayant été conçu pour grand orchestre) gagnent ainsi en intimité et en souplesse. Beaucoup de rigueur et de précision d’écriture dans « l’école Del Fra ». Une musique exigeante dont la prestance est à l’image du contrebassiste-leader. On assiste à une relecture audacieuse et inventive des standards incarnés par Chet, ponctués de compositions du maestro italien : « Oklahoma Kid » est l’extension de « But Not For Me » (Chet est natif de Yale, Oklahoma) tandis que « Wayne’s Whisper » (subtil clin d’œil à « Footprints ») vient compléter « Love For Sale », dont la cultissime ligne de basse, doublée au piano, a été astucieusement dédoublée.

Superbe solo de contrebasse en ouverture de « I’m Old Fashioned » ; Riccardo Del Fra alterne harmoniques et jeu en doubles cordes. S’ensuit un subtil dialogue avec le piano (Bruno Ruder, remarquable) qui s’efface pour laisser la basse conclure le thème. Le tandem Folmer – Pédron fonctionne à merveille : le lyrisme et l’énergie des solos du saxophoniste (notre Peter King à nous), emmènent le groupe encore plus loin, contrebalancés par ceux, plus aériens, du trompettiste. Un pupitre redoutable dont le point culminant est « Young France, Young Dance », une autre composition (jouée en premier rappel). Un climat et des riffs de cuivres électrisants, portés par le jeu animal du jeune batteur Ariel Tessier ; le tout digne d’un VSOP Quintet.

Arrive le moment des dédicaces : Del Fra cite Chet et dédie à Bertrand Fèvre, présent dans la salle, « I’m A Fool To Want You », en hommage au court-métrage Chet’s Romance (1988) de ce réalisateur-photographe, arlésien d’adoption. L’autre dédicace sera pour Jean-Paul Ricard, à qui est offert « Leaving » lors du deuxième rappel. Les cuivres entament comme une lamentation et se partagent le chorus (celui de Nicolas Folmer au bugle a donné la chair de poule au maestro, de son propre aveu). Départ en beauté du groupe et clap de fin. Cette année encore l’équipe organisatrice a démontré que le festival était loin d’être « à bout de souffle ». On quitte le quartier de la Roquette et ses bords du Rhône les cheveux dans le vent, le Mistral gagnant.

par Sandie Safont // Publié le 3 août 2015
P.-S. :

A venir : extraits vidéo des concerts du trio Barre Phillips, Urs Leimgruber, Jacques Demierre, et du duo Andy Emler, Claude Tchamitchian.

[1Rappelons que Nouvelle Vague (Outhere/Outnote) fut « Album de l’année » aux Victoires du Jazz 2015 et S. Kerecki « Talent Adami » 2015).