Chronique

Jean-Marc Foltz

Eleanora Suite

Jean-Marc Foltz (bcl), Régis Huby (vln), Claudia Solal (voc)

Label / Distribution : Vision Fugitive

Billie Holiday est un personnage de tragédie qui, superbe et flamboyant jusque dans sa part d’ombre, mériterait mille récits et autant d’hommages. Il y en a eu pléthore, mais 2015 restera emblématique car la chanteuse aurait eu cent ans cette année. Les célébrations s’en tiennent en général aux chansons et à l’aura de Billie. Ici, Eleanora Fagan perd son nom de scène, mais non ses fantômes. Car c’est à cette oubliée que le clarinettiste Jean-Marc Foltz consacre, en compagnie du violoniste Régis Huby, un portrait en forme de suite. Décidément, le label « Vision fugitive » aime les œuvres qui jouent avec les marges impalpables entre musique écrite occidentale et jazz. Eleanora Suite s’ouvre d’ailleurs sur le Lied « Seit Ich Ihn Gesehen », extrait du cycle romantique Frauenliebe und Leben Op. 42 de Schumann. Ce thème, qui hante tout l’album, fait d’abord écho à « Somebody’s On My Mind », mais de cette chanson il ne reste qu’une scansion traînante, énigmatique et magnétique (Claudia Solal).

Schumann détermine d’ailleurs toute la forme de cette suite offerte à Miss Fagan, une histoire d’amours inconsolées à la fois lumineuse et délétère, qui se découpe en huit « chapitres » (comme la série de Lieder). A chaque étape, entre les évocations - « God Bless The Child » ou « (In My) Solitude » -, la vie d’Eleanora se confond avec les chansons de Billie. Foltz et Huby embrassent les thèmes avec une douceur absolue qui n’empêche pas une certaine noirceur - sur la relecture de « My Man », par exemple, où le thème se livre délicatement pendant que la clarinette basse l’assaille d’une tendresse presque étouffante. L’amour fait mal, semble crier le duo avec une pointe d’ironie qui fait frémir le crin de l’archet. La chanson retrouve alors, l’espace d’un bref instant, la gouaille de sa créatrice, Mistinguett. Puis Claudia Solal reprend au vol cette soudaine amertume dans une scansion de « Billie’s Blues » qui se rapproche insensiblement du chant.

Dans cette irruption poétique au cœur de la vie d’Eleanora, la voix, intermittente, est comme le soleil qui dissipe la brume. Elle rappelle, dicte, oriente, donne du sens à la mélancolie. Le texte de « Don’t Explain » en dit plus long que toutes les analyses ; si la beauté des chansons se fond dans la vie de leur interprète, c’est que cette histoire est de l’ordre de l’indicible. Tel est aussi le sens des dessins d’Emmanuel Guibert dans le très beau livret ; ses études du célèbre gardénia que Billie portait dans les cheveux se transforment en d’inquiétantes encres de Rorschach. Dans nombreux morceaux, la parole s’avère inutile ; Claudia Solal la suggère, ou laisse la clarinette l’incarner. L’ombre de Lester Young, alter ego de Billie, plane sur cet album ; la voix, caressante et ourlée, s’incarne parfois dans cette clarinette, dont les timbres se combinent volontiers à ceux du violon. Dans l’ultime chapitre, la douceur écorchée de la voix s’unit à la clarinette pour un « Trav’lin’ Light » en apesanteur. L’âme d’Eleanora Fagan flotte jusque dans les silences capiteux qui feutrent le Studio de la Buissonne. Quant à Billie, finalement, elle ne nous a jamais quittés. Bouleversant.