Chronique

Jean-Marie Machado & Dave Liebman

Media Luz

Dave Liebman (ss), Claus Stötter (tp, fgh), Jean-Marie Machado (p, arrgt), Quatuor Psophos : Eric Lacrouts (vln), Bleuenn Le Maitre (vln), Cécile Grassi (alto), Guillaume Martigne (cello)

Label / Distribution : La Buissonne / Harmonia Mundi

Après avoir par deux fois enregistré dans l’intimité du duo (Caminando et Eternal Moments), Jean-Marie Machado et Dave Liebman poursuivent leur collaboration avec ce Media Luz, répertoire pour lequel ils ont choisi d’élargir considérablement leur gamme de timbres et de textures en conviant le trompettiste et bugliste autrichien Claus Stötter (déjà membre de l’orchestre Danzas du pianiste) ainsi que le quatuor Psophos.

Cette extension de l’instrumentarium ne contrarie pas l’équilibre délicat que le duo a toujours su trouver entre les éléments idiomatiques du jazz et de la musique savante, mêlés de romantisme et d’une nostalgie jamais outrancière, notamment dans l’exploration du fado. Ici le quatuor renforce l’aspect « classique », favorise l’installation de climats et permet un travail en profondeur sur l’harmonie mais aussi la mise en place de dispositifs complexes où s’intègrent les aspects percussifs des notes pincées, la douceur des tuttis, l’abondance de messages lorsque les quatre musiciens se dispersent en courtes phrases et contrepoints. Strötter rétablit l’équilibre via un jeu marqué par l’héritage du blues et des musiques de jazz qu’il a traînées dans son sillage.

Cela participe à la cohérence de Media Luz, qui donne par ailleurs un éclairage nouveau sur la musique à laquelle Machado et Liebman peuvent donner naissance. On le constate dès le début, tandis qu’autour du piano se déploie, par arrivée successive des instruments, une sonorité dont l’ampleur tranche avec la configuration ascétique du duo habituel. Le pianiste se positionne d’emblée en colonne vertébrale discrète de cette pièce où les solos de bugle et de soprano donnent le ton, rondeur chez l’un, phrasé aérien chez l’autre. En effet, la manière qu’ont Liebman ou Stötter de s’appuyer sur la musique ou d’y évoluer est tout à fait différente, et tout à fait complémentaire. Le saxophoniste survole les harmonies des cordes et semble parfois se poser furtivement sur leurs crêtes. Il développe avec beaucoup de vélocité de longues phrases au lyrisme incandescent. Le bugle, lui, est plus rond, plus posé, et équilibre les tensions des cordes en y mêlant des phrases empreintes d’une élégante nonchalance.

Ces spécificités de placement des deux vents cohabitent dans la majorité des pièces, mais plusieurs sont jouées par l’un ou l’autre, seul avec le quatuor. On mesure alors l’influence de leur expression sur le son d’ensemble. Sur « La tarde silenciosa », le bugliste pénètre au cœur de la musique pour y déployer ses volutes et sa sonorité moirée. Son propos, calme et chaleureux, contraste avec le romantisme de la section de cordes. Le bugle donne de la rondeur, de l’allant. Par opposition, ou presque, le saxophone pousse le quatuor, le perturbe, le harangue. Tout particulièrement sur « Snow Day ». Le quatuor y juxtapose de courts motifs pour tisser un fond sonore évoquant tempête et bourrasques. Serein, le saxophone avance dans cet environnement comme un homme courbé face au vent, mais à la démarche assurée. Les cordes érigent autour de lui un décor mouvant, inégal. Mais le saxophone ne cherche pas à adoucir le temps ni à arrondir les angles. Il se moque qu’ils soient saillants - il impose sa progression. C’est le cas aussi dans la magnifique ballade « An Old Friend », où Liebman affirme avec autorité ses mélodies oniriques.

S’il s’efface à de nombreuses reprises en tant qu’instrumentiste, Machado, dans son rôle d’arrangeur, irrigue toutes les pièces, toujours finement ciselées. Son talent, ses somptueux accompagnements sont fort heureusement mis à contribution. Il se livre ici à un malicieux jeu de cache-cache. Tantôt il joue tout en se fondant dans le foisonnement, tantôt il disparaît mais sa présence reste tangible. Il est là, simplement, avec son piano ou sa plume. « Breath », une composition de Liebman, est le théâtre d’un de ces chassés-croisés. Le piano, d’abord silencieux, est incorporé par petites touches avant de prendre le relais du quatuor pour porter seul une prise de parole de Liebman. Machado donne alors la mesure de son art de la suggestion ; il diffracte l’harmonie, l’éparpille en phrases éparses qui dessinent les contours de la composition. Le retour des cordes lui laisse du champ pour continuer à phraser, mais cette fois en soliste. C’est d’ailleurs une posture qu’il adopte peu, hormis sur un des mouvements de la suite « Snake Sonata », où cette incartade solitaire constitue une respiration entre deux mouvements aux formes complexes.

L’élaboration de suites est, en soi, un signe de cette volonté d’architecturer le propos. La formation s’y emploie à plusieurs reprises. Pour une illustration sonore d’une virée nocturne à Lisbonne, avec sa danse, sa mélancolie, sa joie aussi. Pour, un peu plus loin, une dernière escapade en pleine nature où il est question d’herbes calmes, de vagues douces, de brumes et de dernier soleil. Celui-là même qui, se couchant, laisse la pénombre s’installer. Vous savez, ces heures hors du temps où, après le jour et avant la nuit, il nous appartient de vivre les choses ou de les rêver.