Chronique

Jérôme Sabbagh

One Two Three

Jérôme Sabbagh (ts), Ben Street (b) & Rodney Green (dm)

Label / Distribution : Bee Jazz

Comme dit le langage populaire : voici, pour Jérôme Sabbagh, le moment « où les Athéniens s’atteignirent » ! Après deux albums enregistrés avec son quartette habituel, composé de Joe Martin à la basse, Ted Poor à la batterie et du brillant Ben Monder à la guitare, voici que ce jeune ténor français établi à New York se jette à l’eau : oublié le confort du quatuor avec des partenaires qu’on trouve les yeux fermés et un guitariste inventif pour partager le devant de la scène. Place au jazz pur et dur, dans ce qu’il a de plus radical, de plus austère, de plus exigeant : un trio pour ténor improvisant sur des standards. Comme Sabbagh l’avoue lui-même : « En trio, le génie des maîtres et l’importance de leur héritage constitue à la fois une source d’inspiration et un poids. C’est vrai en jazz de manière générale, mais, pour moi, plus encore dans ce contexte. »

Et pour commencer un album aussi « jazz », rien de mieux qu’un thème qui a connu la gloire d’être repris par Charlie Parker, Bud Powell, Miles Davis, Bill Evans, Sonny Rollins, Stan Getz, Paul Motian, Charlie Haden & Keith Jarrett entre nombreux autres ! Ce thème c’est « Conception » de George Shearing, un « up tempo ». Les idées du leader s’y succèdent avec une fluidité que favorise un son feutré, et ne sombrent jamais dans le bavardage. Rapide, compacte, propulsée par le son boisé et élastique de Ben Street et par Rodney Green dont les balais judicieux s’offrent un break plein de punch, cette version est une rampe de lancement efficace pour One Two Three.

Quitte à se mesurer aux géants, comment oublier Monk ? La tâche est d’autant plus rude pour l’audacieux ténor que les thèmes de ce dernier ne sont pas des plus simples, notamment sur le plan rythmique. « Work » n’échappe pas à la règle. Il est intéressant de comparer la version qu’en donne ici le trio de notre « frenchie » à celle d’un autre trio mené par un ténor new yorkais, Michael Attias, issu d’un univers esthétique très différent, plus proche du free. Son trio « Renku » comporte un très grand bassiste, John Hebert. Cet exercice montre peut-être les limites de One Two Three, dont la sagesse, l’approche respectueuse frappent à l’écoute de la version plus libre, impertinente et au fond, plus monkienne, de Michael Attias.

Quant à « Body and Soul », qui fait surgir aussitôt à l’esprit du fan la version séminale de Coleman Hawkins, ainsi que de multitples reprises par tous les grands sans exception, c’est carrément l’Everest, au ténor, et en trio en plus : il faut être gonflé ! Surtout que, tenez-vous bien, le trio n’est plus qu’un duo, avec la basse de Ben Street, pendant presque tout le morceau - et encore faut-il signaler que, à l’instar de la version de Keith Jarrett sur son live The Cure, l’exposition en duo est précédée d’une longue et libre introduction en solo de l’intrépide Sabbagh !

Et puisque il est ici question de gageures, de démonstrations de maîtrise quel que soit le contexte, le joyeux « Just In Time », introduit par les véloces balais de Rodney Green, est joué presque entièrement en duo avec ce dernier - seule l’exposition (après l’introduction à la batterie) étant ponctuée par la basse. Une réussite que cette version, dynamique, portée par un élan constant, virtuose sans démonstration.

L’expérience accumulée sur les premiers albums est démontrée par le choix pertinent des thèmes et leur judicieux ordre d’apparition. Après la vivacité de « Just In Time », la mélancolique mélodie du « Turn Out The Stars » de Bill Evans. On se souvient des trois versions poignantes et subtilement différentes qu’en donna l’auteur lui-même en trio au Keystone Corner de Los Angeles quelques jours avant sa mort, et qui ont été réunies dans le coffret The Last Waltz. Là aussi, pari osé que de reprendre ce thème, qui oblige l’artiste à prouver, au-delà de ses qualités d’instrumentiste et d’improvisateur, sa capacité à exprimer de la tendresse - à émouvoir, tout simplement. Il faut reconnaître qu’ici, l’harmonie déchirante de Bill Evans nous manque, ainsi que sa façon d’enflammer et de faire swinguer un thème abordé dans la mélancolie, et de l’éteindre doucement dans l’émotion.

Habile patchwork de climats, disions-nous ; et Jérôme Sabbagh le confirme en enchaînant avec le « Boo Boo’s Birthday » de Monk, puis un standard de comédie musicale, « Tea for Two », avant un détour par le bebop : le peu repris « Monopoly » de Bud Powell, qui précède un thème là aussi fort contrasté, le lascif « Chelsea Bridge » de Billy Strayhorn, que des géants du ténor comme David Murray ont su restituer avec sensualité et que Joe Lovano, autre géant, osa même aborder en solo intégral, avec bonheur, sur son album Rush Hour.

Au long de ce parcours, le timbre de Jérôme Sabbagh, dans des tons pastel, proche peut-être de celui de Mark Turner, ne s’autorise jamais de cris, de dérapages, et baigne ce disque dans un climat tempéré, reflet d’une volonté de refus de l’esbroufe que conforte l’accompagnement ultra sobre de Ben Street et l’emploi presque exclusif des balais par Rodney Green. Les trois hommes ont enregistré ce disque dans les conditions du live, réunis dans une même pièce, plutôt que d’avoir recours à l’isolement aseptisé qu’imposent les techniques modernes du studio. Bonne idée, qui donne un grand naturel à une collaboration qu’on jurerait ancienne. Le sentiment final est aussi celui de la maturité et de la confiance d’un artiste qui ne cherche pas à étaler l’originalité à tout prix. L’auditeur lui en saura gré, qui connaîtra un moment de plaisir et verra là bien des promesses ; celles-ci seront sans doute mieux tenues quand la personnalité de Jérôme Sabbagh osera s’affirmer.