Tribune

Jimmy Scott (1925 - 2014)

Doté d’une voix androgyne, Jimmy Scott aura eu une carrière à éclipses, marquée par l’admiration de ses confrères et consœurs et une certaine indifférence de la part du grand public. Il est mort le 12 juin 2014. Esquisse de portrait discographique.


Doté d’une voix étrange, androgyne, due à une maladie génétique, Jimmy Scott aura eu une carrière à éclipses, marquée par l’admiration de ses confrères et consœurs et une certaine indifférence de la part du grand public. Il est mort le 12 juin 2014. Esquisse de portrait discographique, et forcément subjectif.

Il faut avoir écouté Jimmy Scott dans ses tout premiers enregistrements Savoy du début des années 50 pour avoir une idée de ce qu’était alors sa voix et de l’effet qu’elle pouvait produire. Son répertoire était quasi uniquement constitué de ballades, je dirais même de « slows », et il était invariablement soutenu par de petits combos, avec vibraphone et saxophone. Des tempos lents donc, qu’il prenait avec un art consommé du retard, ce qui pouvait parfois produire chez ses collègues un certain énervement. On dit par exemple que Charles Mingus, présent sur des faces de cette époque, manifesta sa mauvaise humeur quant à la mise en place - qu’il jugeait fautive - du « petit » Jimmy. Car Lionel Hampton l’avait surnommé « Little » Jimmy Scott, du fait de sa petite taille, laquelle était liée à un syndrome rare, dit « de Kallmann » qui se caractérise par l’arrêt de la croissance à l’époque de la puberté et la « conservation » de la voix d’enfant.

UNE VOIX ÉTRANGE

Étrange, et inquiétante, d’où les réactions généralement tranchées. Une voix d’enfant ? Presque, mais pas tout à fait, car dans bien des parties de sa très ample tessiture, Jimmy Scott fait entendre un timbre plus proche de celui d’une mezzo-soprano que d’un soprano enfant. Alors, une voix de femme ? Pas vraiment non plus, car, toujours dans certains aspects de sa tessiture, on perçoit comme un « blanc » qui renvoie plutôt à l’idée d’une voix en train de muer. En tous cas une voix susceptible de monter très haut dans l’aigu et d’y tenir des notes extrêmes sans vibrato, alors qu’au contraire, dans les registres médium et grave, elle se laisse aller à un vibrato très ample, qui a même fini par devenir immense avec l’âge. Toutes ces raisons, ou l’une d’entre elles seulement, peuvent provoquer de la gêne chez l’auditeur. En même temps, quand on se laisse prendre à cette chose admirable (pour moi) qu’est le timbre à même d’évoquer une voix féminine sans l’être, et la virilité sans se réduire à ses signes communs, connus et codés, on en accepte la séduction ambigüe et on se laisse aller à en jouir pleinement. Pour être précis (mais on se reportera aux enregistrements pour y voir, si je puis dire, plus clair), cette voix n’est pas comparable à celle de Chet Baker (androgyne aussi, mais de façon moins éclatante, car Jimmy Scott a un « organe » exceptionnel), et dans certaines parties du spectre, elle se rapproche de celle de Dinah Washington ou Carmen McRae. Sans, encore une fois, s’y réduire jamais. En tous cas, Ray Charles (qui parfois chante en voix de fausset) fut un des premiers à signaler son talent et à désigner Jimmy Scott comme un des fondateurs de la « soul » music. Et de produire ce qui restera comme l’un de ses chefs-d’œuvre, le rare Falling In Love Is Wonderful. Rien moins.

UNE CARRIÈRE À ÉCLIPSES

Présent dès le début des années 50 sur des enregistrements de Lionel Hampton, où il n’est pas crédité, Stan Getz et même Charlie Parker, où il est crédité sous le nom de la chanteuse Chubby Newsome (cires parfois perdues), « Little » Jimmy reste un artiste Savoy pendant plus d’une dizaine d’années, au point qu’à la fin des années 60, lorsqu’il veut changer de maison de disques, la maison - qui ne le soutient pourtant que très mollement - refuse le transfert, obligeant Atlantic à renoncer (apparemment, comme on le verra) à une session prévue. Soutenu par Ray Charles, qui lui fit enregistrer et publier son plus beau disque sous le label que le « Genius » possédait (mais encore une fois ce fut raté et les disques détruits), Jimmy Scott a donc subi des éclipses, et on a même cru à une certaine époque qu’il avait disparu. Puis, au début des années 90 il enregistre une série de disques à peu près régulière qui constituent l’essentiel de sa discographie connue. Pourtant les faces du début (chez Roost et Savoy) sont aussi fortes et belles que possibles, et font entendre un artiste au plus haut de son art.

Le « fonds de commerce » (osons le dire, quand un artiste publie, il met sur le marché un objet, un produit, qui est susceptible d’intéresser des acheteurs) de notre chanteur est donc la ballade en tempo lent, très souvent sur fond de thématique plaintive. C’est un autre aspect de la voix de Jimmy Scott que l’on perçoit d’emblée, et qui peut produire des effets négatifs : une dimension de plainte qu’on entend dès qu’il commence à chanter. A ce point que ceux qui souffrent - un mauvais numéro tiré par beaucoup d’entre nous - peuvent immédiatement s’identifier à lui et entendre - qu’ils suivent les paroles ou pas - l’histoire de ce petit bonhomme qu’on a maltraité et qui de plus avoue (et c’est fondamental) que c’est de sa faute, qu’il l’a cherché, qu’il est coupable, qu’il est donc légitime de le traiter durement. A ce titre, Jimmy Scott aura donc été le héros malgré lui de nombre de marginaux de tous bords, et son inscription amoureuse sans équivoque côté hommes aura permis, à cause du caractère androgyne de sa voix, l’identification de tous ceux qui, dans l’amour, trouvent des occasions de jouissances paradoxales, hommes ou femmes.

AU FIL DES SESSIONS

Regroupées dans un merveilleux coffret de trois CD de couleur mauve, les faces « Roost » et « Savoy » des années 50 et 60 constituent la meilleure introduction au style et à la manière de Jimmy Scott. Sur le premier disque, le plus important à mon sens, il est accompagné d’un vibraphoniste, souvenir de son passage chez Lionel Hampton, parfois Terry Gibbs, ou Phil Kraus. Le pianiste est Howard Biggs, qui l’accompagnera souvent et arrangera la plupart des morceaux ; les autres varient, de Louis Bellson (dm) à Charles Mingus (b) en passant par l’essentiel et talentueux Budd Johnson au ténor, Mundell Lowe ou Sal Salvador à la guitare, Dave Bailey ou Kenny Clarke à la batterie. Tous, on le voit, artistes majeurs de l’époque (1952 - 1955). Tous les titres sont excellents, mais on retiendra particulièrement « Guilty » (voir plus haut), « Imagination » ou « Someone To Watch Over Me ». Au détour des années 58/59, la firme décide de lui adjoindre des violons. Ce n’est pas une mauvaise idée en soi, mais comme les moyens ne suivent pas, les arrangements sont bâclés et Jimmy Scott n’y a plus le rôle d’élément d’un groupe : il devient un « chanteur accompagné » et l’intérêt faiblit. Les morceaux sont plus courts, la voix est toujours magnifique mais l’ensemble est plus proche d’une production de variété que de jazz. A la fin du troisième CD ont été ajoutées des prises de 1975, beaucoup mieux arrangées. Mais entre-temps, il s’était passé bien des choses.

En 1969 et 1970 en effet, Jimmy a été repéré par le label Atlantic, et comme cela se produira souvent, des producteurs, mais aussi des musiciens, décident de lui donner enfin la chance, que chacun pense méritée, d’être produit et distribué de façon professionnelle. C’est Joel Dorn qui se charge de la production de deux sessions - une seule verra le jour à l’époque - les arrangements pour cordes sont enfin écrits par deux musiciens de talent (Arif Mardin et Eumir Deodato), et la musique est au rendez-vous. On retiendra par exemple une belle version de « I Wish I Knew », un « Sometimes I Feel Like A Motherless Child » très émouvant, et de la session perdue et retrouvée un « Stay With Me » superbe. Les obbligatos de ténor sont confiés à David Newman ou Frank Wess, les bassistes sont Ron Carter ou Richard Davis, les pianistes Ray Bryant ou Junior Mance. Jimmy Scott a retrouvé des accompagnateurs dignes de lui. Le disque Atlantic a été réédité sous son titre original The Source, et la session perdue et retrouvée figure sur l’édition Jimmy Scott Lost And Found sous l’improbable label Sequel Records.

Entre 1975 et 1992, la discographie de Jimmy Scott ne comporte aucune référence officielle. Le chanteur a disparu des studios. Il reviendra, sous label Warner, avec un disque titré All The Way, produit par Tommy Lipuma, et des accompagnateurs qui ont nom David Newman (ts), Kenny Barron (p), Ron Carter (b) et Grady Tate (dm). Il y reprend (entre autres) son fameux « Someone To Watch Over Me », ainsi que « My Foolish Heart ». Deux ans plus tard, c’est Verve qui l’accueille (Dream), avec Milt Jackson et Junior Mance. On le retrouve chez Warner en 1996 accompagné de Jacky Terrasson (Heaven), et chez Milestone au passage du siècle (l’excellent Mood Indigo) avec de nouveau Hank Crawford au ténor et à l’alto. On en retient une nouvelle version de « Smile » et de « Time After Time ». Entre 2000 et nos jours, les disques se sont succédé, tous marqués par une production soigneuse. La voix y est égale à elle-même, peut-être encore plus « brisée », le vibrato étant devenu très ample. Mais, malgré son apparition dans la série Twin Peaks de David Lynch, la réception est très confidentielle, un trait que « Little » Jimmy partage avec nombre de ses contemporains, et parmi eux de bien illustres artistes !

Je n’ai encore rien dit du fameux et - dit-on - plus grand chef-d’œuvre discographique du chanteur, produit par Ray Charles et avec le « Genius » lui-même au piano : en 1962 sort brièvement un disque vite introuvable car détruit à la demande des producteurs qui avaient encore Jimmy Scott sous contrat. Ce Falling In Love Is Wonderful sera donc l’objet d’un ajout dès que j’aurai pu mettre la main dessus, et collé mon oreille à ses deux sillons - un par face. On n’en a jamais fini avec les amours vraies.