Chronique

Joachim Kühn

Free Ibiza

Joachim Kühn (p)

Label / Distribution : Out There / Out Note

Un enregistrement qui va immédiatement rejoindre, dans mon panthéon personnel, les Open, To Love de Paul Bley et autres Facing You de Keith Jarrett, sans oublier certains Dollar Brand de l’époque Enja. On pourrait y ajouter les premiers solos de Joachim Kühn, parus chez Futura dans les mêmes années, et rappeler que ce qui fait lien entre tous est, d’une certaine manière, la question du lyrisme [1]. Cela dit, nous voici ramenés à la fin des années 70, et nous sommes en 2011. En quoi le présent disque est-il quand même d’une très brûlante actualité ?

D’une part les fondateurs continuent d’exprimer aujourd’hui ce qui fut (et reste) la matière même de leur geste inaugural, et en ce sens ils sont toujours dans ce même moment, dans cette même vivacité, et par suite irremplaçables. Question d’énonciation et pas d’énoncé. Abdullah Ibrahim continue de me parler aujourd’hui comme il y a trente ans, et si son discours s’est (apparemment) assagi, il contient toujours en puissance ce qui le fondait alors. Même chose pour Keith Jarrett, avec les mêmes fulgurances, mais aussi les mêmes langueurs que j’avais déjà du mal à supporter trop longtemps à l’époque. Quant à Paul Bley – le grand oublié de cette histoire – je reviens toujours à lui, même si je déplore le peu de nouvelles qu’il nous donne de lui et de sa superbe musique.

D’autre part, si le temps a passé, il a charrié dans ce champ clos du « piano solo » un certain nombre de traits plus ou moins identiques d’un musicien à l’autre, que Joachim Kühn évite ici à mon sens d’une façon tout à fait bienvenue. Le plus remarquable de ces « gimmicks » consiste à faire de l’exercice du solo une entreprise aventureuse dans laquelle l’instrumentiste se lance sans trop de préparation, sans doute pour laisser à son discours la fraîcheur de l’invention et de la spontanéité. Ce qui conduit parfois – rarement - à des « trouvailles » de génie, mais le plus souvent à de longues minutes de recherche qui n’aboutissent pas, ou pas complètement. On peut, je le reconnais, prendre un certain plaisir à cette façon de nous introduire « en direct live » dans les secrets de la fabrique, dans l’usine, dans la « soute » comme aurait dit L.F. Céline, qui reconnaissait écrire 6 000 pages pour en livrer 600, ajoutant que le lecteur était là pour se régaler, et pas pour assister à tout le travail… La littérature est d’ailleurs, dans sa manifestation contemporaine, tout aussi atteinte de ce « gimmick », et si je lui reconnais une certaine valeur je n’admets pas facilement qu’on en fasse le « nec plus ultra » de la consommation.

Rien de tel ici : une somptueuse série de 16 pièces écrites, et totalement nouvelles, qui font une place à la liberté certes, mais dans « l’ordre des raisons » comme Guéroult le disait de Descartes. C’est d’ailleurs bien de cela qu’il s’agit, quand on entend au long de ce disque l’effet des leçons retenues de Bach et/ou d’Ornette Coleman, quand ce n’est pas de Schumann ou de Liszt, sans oublier les maîtres de toujours dans le champ du jazz. Barcarolles, berceuses et pièces à danser des temps modernes, mais aussi morceaux plus ouverts et de structure plus libre, surprenantes d’intensité, construites parfois sur le modèle jazz le plus classique (AABA), mais constamment ouvertes à la variation, à l’irruption de la nouveauté, avec toujours cette façon que nous aimons tant chez Joachim Kühn d’être comme traversé par un choc électrique. Une vibration intérieure qui s’entend dans la moindre note et se communique même à l’enregistrement, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Parmi les grands moments du disque (il y en a beaucoup), le morceau nommé « Clean Vision ». Au bout du compte, et dans le bonheur retrouvé, peut-être le meilleur solo de Kühn [2], et peut-être aussi l’un des très grands disques de l’année.

par Philippe Méziat // Publié le 31 octobre 2011

[1On relira avec profit, et grand intérêt, les pages que Jean-Pierre Moussaron consacre à cette question dans son ouvrage (épuisé) Feu Le Free ? (Belin ed.), sous le titre « Du lyrisme en piano jazz », ou « Les Nouvelles amours du poète » (pages 185 à 202). L’article original avait été publié dans Jazz Magazine en 1978.

[2Il doit en être à son quinzième enregistrement en solo, si j’en crois une discographie qui s’arrête hélas en 1999.