Sur la platine

Joachim Kühn à l’écoute

Écoute du titre « Guylene » de Joachim Kühn


Chantre du free jazz à l’Européenne qu’il a envisagé au tournant des années 60 comme une forme d’exutoire et de libération du désir dans son acception la plus forte, Joachim Kühn est un monstre du piano dont les modalités de jeu ne peuvent pourtant pas se limiter à cette dimension bouillonnante. Preuve à l’écoute avec le titre « Guylene ».

Enregistré en 1985 avec ce qui reste certainement un des hauts faits d’armes de sa discographie, ce titre trouve sa place en ouverture de Easy To Read (sorti chez Owl) de la formation Joachim Kühn / Jean-François Jenny-Clark / Daniel Humair. Ce trio ogresque a redéfini de manière définitive non seulement les fonctions de chaque instrumentiste au sein d’un groupe mais également la possibilité d’étendre plus loin les intentions de jeu et l’amplitude d’une dynamique musicale poussée hors de ses gonds.

Sans verser dans un champ totalement ouvert qui ferait fi de la forme (comme le pratique plus volontiers Cecil Taylor par exemple), le trio maintient son intérêt pour des thèmes soigneusement écrits, même si le développement alambiqué qu’ils subissent leur donne un autre tour que dans le jazz américain. Composé par le pianiste et le batteur, le titre “Guylene” permet à Kühn de dérouler son savoir-faire en donnant à entendre une véritable synthèse de son style, parfaitement réjouissante à l’oreille.

Après une introduction martiale qui ne s’embarrasse pas de finesse et plonge l’auditeur directement au cœur du maelstrom, le trio s’élance dans une poursuite de phrases véloces qui jouent du medium et du grave et font tournoyer l’oreille pour ne plus la lâcher. Une fois passée cette bousculade, une tournerie entêtante à forte implication rythmique et pourtant chantante rappelle l’intérêt de Kühn pour la pop music et son efficacité immédiate (qu’on peut également entendre, en moins roboratif, chez Keith Jarrett à la même époque).

Pourtant très vite, ce mouvement se dérègle. Griffé par les trilles qui sont la signature du pianiste, on entre ensuite dans un logique algébrique qui additionne les notes avec une rigueur implacable confinant à l’abstrait. Fin du thème et rupture de la tension. On plonge alors dans une partie clairement improvisée que Philippe Carles, en son temps, avait justement qualifié d’hyper-swing. C’est bien le mot ! Trouvant leur point de départ dans le thème complexe précédemment posé, l’enthousiasme qui commande au solo, le bondissement incessant et l’interaction entre les musiciens portée à un haut degré d’incandescence prolongent les pratiques d’un jazz plus contenu.

Vitesse, frénésie même, foisonnement d’idée, recherche de l’orgasme sonore sont bien les caractéristiques du piano de Joachim Kühn qui ne se lasse jamais de malaxer son clavier en tout sens, enchaînant les écarts avec jubilation… et une certaine subtilité toutefois, puisque les moments de retenue qu’il ménage lui permettent de se jeter de nouveau à corps perdu dans la prochaine secousse. Fin de l’improvisation, retour du thème et le tout est savamment plié.

Ces quelques paramètres (composition complexe, intérêt pour toutes les esthétiques, pop, swing, free, musique classique et contemporaine, exultation/exaltation) constituent une partie du monde-Kühn repérable dans l’ensemble de sa discographie. Ce technicien aguerri ne connaît aucune frontière et se lance dans la création sans œillères et avec une vraie gourmandise. Dans une approche concrète du son et une forme de mystique pragmatique, il fait de sa passion pour la musique une manière d’embrasser l’univers et mettre en action son incroyable vitalité.