Entretien

John Taylor

Entretien à D’Jazz de Nevers (2005)

A l’occasion de son passage au festival de jazz de Nevers en novembre, rencontre avec le pianiste anglais qui, après une carrière bien remplie aux côtés de Kenny Wheeler, John Surman et Jan Garbarek, a bénéficié d’une reconnaissance tardive sous son propre nom dans un registre auquel il s’était rarement essayé jusqu’alors, le piano solo.

  • Vous avez publié coup sur coup deux albums de piano solo, un exercice que vous n’avez paradoxalement abordé qu’assez tard dans votre carrière. Cela peut surprendre tant vous apparaissez épanoui dans ce contexte…

C’est vrai, j’en suis moi-même un peu surpris. J’avais fait quelques tentatives, notamment une fois, il y a une vingtaine d’années, à l’instigation d’un vieil ami. Ce concert fut un vrai défi pour moi car je ne m’étais jamais vraiment frotté à l’exercice, mais finalement j’ai trouvé l’expérience concluante, et au fil du temps j’ai fini par y prendre goût. Et depuis cinq ou six ans, mes concerts en solo se sont multipliés. Je me sens désormais capable de proposer quelque chose de relativement satisfaisant, ce dont je ne me serais jamais cru capable au départ. Ça demeure un défi à chaque fois, bien sûr, mais je suis assez satisfait de ce que j’ai accompli.

  • A la différence, par exemple, du trio piano-contrebasse-batterie, le piano solo vous permet-il de puiser dans une palette d’influences plus large que le seul « jazz », notamment du côté de la musique classique ?

Je dois avouer que je n’ai aucune formation classique. J’en ai joué un peu mais je ne l’ai jamais étudié sérieusement. En effet, ce format offre une très grande liberté dans le choix des sources d’inspiration. Mais plus généralement, je dirais que le fait de jouer seul incite par définition à utiliser toute l’expérience qu’on a pu accumuler en tant que musicien.

Photo Hélène Collon
  • Vous avez beaucoup enregistré en tant que « sideman », mais finalement assez peu - jusqu’à très récemment - en leader, si l’on excepte le projet « Azimuth » avec Kenny Wheeler et Norma Winstone…

Pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais envisagé les choses en ces termes. Il est vrai que j’aurais pu enregistrer davantage sous mon nom. Mon sextette des années 70, celui que j’avais monté lorsque j’ai commencé à jouer sérieusement, a enregistré un disque en 1971, mais le label a fait faillite et nous n’avons pas eu l’occasion d’en sortir d’autres bien que le groupe ait continué à exister. Cela étant, je ne me plains pas. Avec Azimuth, nous avons réalisé, je crois, cinq albums. Je n’en étais pas le « leader » à proprement parler, la direction musicale était définie à trois, mais les compositions étaient les miennes. Quant à mes participations aux disques des autres, j’en suis très fier, il n’y a pas de hiérarchie dans mon esprit entre ceux que j’ai enregistrés en leader et ceux où je n’étais que « sideman ».

  • Un bon nombre de ces disques, au cours des trois dernières décennies, sont sortis sur le label ECM. Dans quelle mesure vous sentez-vous en accord avec l’esthétique musicale et sonore de Manfred Eicher ?

J’ai toujours admiré sa détermination et son courage, sa volonté de tenter des choses nouvelles, de mettre en présence des musiciens d’horizons et de pays différents… Par exemple, faire enregistrer Ralph Towner à la guitare classique avec une section rythmique, une combinaison qui n’avait guère été entendue jusque-là… Et puis le travail remarquable de Jan Erik Kongshaug à la prise de son. Plus généralement, il y avait cette idée d’une musique plus « méditative », qui offrait la possibilité d’exprimer une sensibilité musicale différente, en dehors des normes existantes. Bref, Manfred avait une vraie vision artistique, et je suis heureux d’avoir pu y apporter ma contribution à l’époque. Mais toutes les bonnes choses ont une fin, et au bout de quelques années je suis parti vers d’autres horizons. Reste que pendant un temps, ça a très bien fonctionné.

  • Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Manfred Eicher ?

En fait, j’ai demandé à le voir à son bureau pour lui proposer un projet - un duo avec Norma Winstone. Nous avions réalisé une démo, que je lui ai fait écouter. Je pensais que notre musique se situait plus ou moins dans la lignée de ce que j’avais entendu sur son label. C’est Manfred qui a suggéré que nous ajoutions un cuivre, et c’est ainsi qu’Azimuth est né avec l’adjonction de Kenny Wheeler. Après avoir enregistré notre premier album, j’ai fait la connaissance de Jan Garbarek et intégré son groupe en compagnie d’Eberhard Weber, Bill Connors et Jon Christensen. Nous avons fait plusieurs tournées avec ce groupe au début des années 80. J’ai aussi enregistré avec le quintette de Kenny Wheeler, aux côtés de Michael Brecker, Dave Holland et Jack DeJohnette… Plus tard, il y a eu le trio de Peter Erskine, avec Palle Danielsson, qui fut un autre groupe régulier, avec lequel nous avons enregistré, je crois, quatre albums. Mon dernier projet pour ECM a été Rosslyn, réalisé à l’occasion de mon soixantième anniversaire, avec Marc Johnson et Joey Baron. Mais je n’ai pas rompu tout lien avec ECM, puisque j’ai joué sur un disque de Mark Feldman qui n’est pas encore sorti.

  • Quels souvenirs gardez-vous de vos débuts sur la scène jazz londonienne, et en particulier du Ronnie Scott’s Club, dont vous avez même été un temps le pianiste résident ?

C’était une période très exaltante, la fin des années 60. Je suis arrivé à Londres vers 1965 et j’ai eu la chance de rencontrer rapidement des gens comme John Surman, Alan Skidmore, Malcolm Griffiths, Tony Oxley, Harry Miller… C’était la première fois que je côtoyais vraiment d’autres musiciens. Ces années ont été extrêmement formatrices, d’autant qu’à cette époque, le jazz était en pleine évolution : on passait du post-bop à des choses plus expérimentales, plus « free ». Pour ma part, j’avais un pied dans chaque camp, si l’on peut dire, car en même temps je m’initiais à des formes de jazz plus traditionnelles, à l’art d’accompagner des chanteurs et des solistes… Je ne voulais pas limiter mes horizons à un seul courant musical mais aussi apprendre à jouer cette musique dont j’étais tombé amoureux quelques années plus tôt. Et il est vrai qu’à cette époque, je passais une bonne partie de mon temps au Ronnie Scott’s, où j’ai eu la chance de jouer avec nombre de musiciens extraordinaires. Puis Ronnie m’a demandé d’intégrer son propre groupe, ce que j’ai fait un moment, mais pas longtemps car c’était très fatigant : la plupart du temps il voulait que nous rentrions à Londres après nos concerts en province, histoire d’être à son club pour la fermeture ! Cela dit, je garde de cette période d’excellents souvenirs. Ronnie était un type adorable et très intéressant, et j’ai beaucoup aimé travailler avec lui.

Photo Hélène Collon
  • Être un musicien de jazz britannique, cela a-t-il un sens particulier pour vous ?

Je me sens britannique en tant qu’individu, mais pas forcément en tant que musicien. Mais je suis conscient, ayant beaucoup voyagé et enseigné dans différents pays, qu’il existe un certain état d’esprit propre à chaque nationalité, une certaine façon de faire et d’envisager les choses. Mais quand je joue, j’ai l’impression que ma musique ne vient pas d’un endroit particulier. Elle est à la croisée d’influences diverses, dont - mais pas uniquement - l’endroit d’où je viens.

  • Il y a tout de même, dans un groupe comme celui de John Surman, avec Chris Laurence et John Marshall, une forme de quintessence de l’« anglicité »…

C’est certain ! Du point de vue des personnalités et de la longue amitié qui nous unit, c’est très vrai. C’est un partenariat qui remonte maintenant à près de quarante ans et continue à ce jour, en quatuor mais aussi, parfois en duo avec seulement Surman et moi. C’est quelqu’un que j’admire beaucoup et dont j’ai énormément appris. Mais le terme de « quintessence » correspond parfaitement à ce groupe - il y règne une bonhomie, une forme de communication quasi télépathique, un sens de l’humour très particuliers qui se sont forgés au fil des ans et ne sont pas près de s’émousser. C’est toujours un grand plaisir de nous retrouver tous les quatre.

  • Votre précédent album solo, Insights était sorti sur l’excellent label français Sketch, qui malheureusement a cessé ses activités l’année dernière. Comment s’est passée votre collaboration ?

C’est Philippe Ghielmetti qui est entré en contact avec moi, il y a trois ans, peut-être un peu plus, pour me demander d’enregistrer. Nous avons évoqué plusieurs possibilités, avant de tomber d’accord sur un disque de piano solo. Nous l’avons réalisé au studio La Buissonne, en Provence, où j’étais déjà venu avec Kenny Wheeler. J’avais beaucoup aimé le piano et le travail de l’ingénieur du son, Gérard de Haro. L’atmosphère des séances a été très agréable et je reste très satisfait de cet album. Il est vraiment regrettable que le label ait cessé ses activités, car il a publié beaucoup d’excellents disques et Philippe est passionné par ce qu’il fait. Nous avions évoqué la possibilité de retravailler ensemble ; malheureusement ça n’aura pas pu se faire…

Grâce à mon manager et ami, Andrea Marini, j’ai fait la connaissance du responsable de CamJazz, un label basé à Rome, qui est la branche spécialisée dans le jazz d’une société beaucoup plus importante. C’est ainsi que j’ai réalisé mon dernier album en date, Songs And Variations… CamJazz va aussi publier prochainement un disque que j’ai enregistré avec Palle Danielsson et Martin France.

  • Dans votre carrière, avez-vous le souvenir d’un « âge d’or » où tout était plus facile - enregistrer, tourner… ?

Sans aller jusqu’à parler d’un « âge d’or », je me souviens des débuts d’ECM comme d’une période formidable car le label possédait alors sa propre structure d’organisation de tournées. Une fois leur disque enregistré les groupes partaient en tournée et étaient activement soutenus par le label. C’était la première fois que j’avais affaire à une telle manière de fonctionner. Hélas, ça n’a pas duré. Pourtant, ça me semblait procéder d’une vision des choses assez logique : quand vous sortez un album, permettre aux gens d’aller entendre le groupe ne peut qu’être bénéfique, tant au label qu’aux musiciens. Et ça a très bien fonctionné pendant quelques années…

  • La mésaventure de Sketch vous semble-t-elle symptomatique des difficultés que traverse le milieu du jazz dans le contexte plus général de la crise de l’industrie du disque ? Avez-vous l’impression qu’il est de plus en plus difficile d’enregistrer des disques et de tourner, par rapport à l’époque de vos débuts ?

Il a toujours été difficile pour les musiques « aventureuses », qui sortent de la norme, de se faire entendre. Elles ont toujours dû lutter pour survivre. Il est certain que la situation évolue actuellement à un rythme encore plus rapide, ce qui nous oblige à réfléchir à d’autres manières de présenter notre musique. Mais je suis mieux loti que d’autres, je jouis quand même d’une certaine notoriété qui me permet de travailler régulièrement. J’ai toujours été résolument optimiste. Même si je suis conscient que la vie des musiciens et des différents acteurs de ce milieu est difficile à cause de ces bouleversements, j’aime à croire qu’il va en sortir quelque chose de positif. L’Internet, en particulier, me semble offrir aux artistes un moyen d’exercer un plus grand contrôle sur leur musique, de sa genèse à sa commercialisation. Je connais des musiciens qui ont réussi à tirer un excellent parti de cette nouvelle donne…