Chronique

Joris Roelofs

Amateur Dentist

Joris Roelofs (bcl), Matt Penman (b), Ted Poor (dms)

Label / Distribution : Pirouet Records

En reconduisant son étonnant trio où la clarinette basse est l’unique pointe saillante de la base rythmique, Joris Roelofs creuse un sillon. Reprenant, parmi des standards, le « Broadway  » cher à Gerry Mulligan, autre esthète des basses veloutées, on peut même dire qu’il enfonce le clou. Avec Aliens Deliberating, son précédent album, il avait fait de sa rencontre avec le contrebassiste Matt Penman et le batteur Ted Poor le prétexte pour chercher des idiomes dans un environnement moins émacié que ce qu’il pouvait laisser présager. « Twerp  » est le parfait exemple de ce que le trio a réussi à créer collectivement  : une musique à la fois très structurée et imprévisible, avant tout pétillante quand la clarinette s’immisce dans les polyrythmies d’un batteur très inspiré.

Dans le même ordre d’esprit, « Amateur Dentist  », courte pièce qui donne son étrange titre à l’album, instaure avec beaucoup d’humour toutes sortes de sensations. Dont celle, c’est vrai, d’une roue incontrôlable à même la pulpe de la dent… Mais tout ceci est fugace. Avec Penman, habitué aux discussions décontractées au cœur des basses lorsqu’il joue dans le Root 70 de Nils Wogram, le Batave trouve le compagnon idéal. A l’instant où le contrebassiste est à l’archet, certains alliages de timbres s’inscrivent dans le registre du chant, à l’instar de la belle reprise de « Such Sweet Thunder  » aux accents délicieusement dolphyens. C’est la référence incontournable, mais elle n’écrase pas Amateur Dentist, pas plus que le premier disque du trio. À ce titre, le très iconoclaste « Pseudo Bebop  » est un clin d’œil plein de dérision. Ici, le jeu de Penman offre à la clarinette basse une chance d’embrasser toutes les possibilités de l’instrument, remarquablement large et varié. Ainsi, la composition de Roelofs « Snakes and Eagles  » et son antagonisme fécond s’étend du plus lyrique jusqu’à un ostinato sépulcral qui permet à Ted Poor de faire parler la poudre. C’est la continuité d’un propos très efficace.

Néanmoins, la donne diffère grandement d’Aliens Deliberating sur un point, qu’on doit considérer majeur : l’ancien pensionnaire du Vienna Art Orchestra intègre à son répertoire deux pièces classiques, et offre d’autres perspectives. « Funèbre  », tiré de la Sonate n°1 pour piano de Scriabine, débute sur des heurts de batterie avant de tutoyer un silence qui fera immanquablement penser auxexpériences de Guillaume de Chassy avec Arnault Cuisinier, même si l’absence de piano oblige l’orchestre à s’emparer des spectres boisés et coloristes. Un paradigme très européen pour un trio qui s’était jusqu’ici géolocalisé de l’autre côté de l’Atlantique et qui ouvre de nouveaux chemins de traverses, confirmés dans le magnifique « Kyrie and Gloria  » de la Messe de Nostre Dame de Machaut. Est-ce ce climat recueilli qui parcourt l’album  ? Il y a dans cette incursion en territoire ancien quelque chose de messianique et positivement émouvant. Joris Roelofs est un musicien à écouter de toute urgence. Les dentistes amateurs n’occasionnent, qui plus est, aucun frais de mutuelle…