Chronique

Julien Lourau

Julien Lourau vs Rumbabierta

Julien Lourau (saxes, Rhodes), Sebastian Quezada (voc, perc), Onilde Gomez Valon (voc, clave), Javier Campos Martinez (voc, perc), Abraham « Manfa » Mansfaroll (perc, voc), Miguel « Puntilla » Rios (perc, voc), Felipe Cabrera (b, voc), Eric Löhrer (g), Maïka Munan (g)

Label / Distribution : Label Bleu

La musique cubaine coule de source (ou plutôt opère un - salvateur - retour aux sources), une source qui semble ne jamais se tarir. On est loin ici du Buena Vista Social Club (hormis peut-être sur l’entêtant « Dudum Banza »). Ici, quand on dit afro-cubain, on met autant l’accent sur le premier que sur le second adjectif ; « ici, on remercie » comme dirait René Char. La rencontre de Julien Lourau et du collectif Rumbabierta se place ouvertement sous le signe de Dizzy Gillespie (période après-guerre) et des « jam-sessions » au « Babalù » dans le quartier Bastille (où le collectif est né en 2004 sous la houlette du compagnon de route chilien de Lourau, Sebastian Quezalda). Soit l’union du jazz avec une musique nomade par définition : la rumba, inventée au XIXè par les esclaves qui travaillaient dans les ports de Cuba. « Trop brute pour être vendue comme une marchandise de grande consommation, la Rumba a toujours dû se marier ou se travestir pour plaire hors du ghetto. » [1]

Comme le veut la rumba, les chants et les percussions sont ici à la fête ; le projet trouve un juste milieu entre chansons et pièces instrumentales. Lourau, en hôte raffiné, fait tout pour mettre en valeur et à l’aise ses invités. Sur « Moria « Tawiri » » il se contente de « balancer » un bouquet de phrases fiévreuses derrière ses camarades de Rumbabierta, tandis que sur l’inaugural « Sawaniye », très prenant, il se fait silencieux. Ce nouvel opus est l’occasion pour lui de développer toute sa palette de sonorités cuivrées : coltranienne sur « Nigeria », classique et langoureuse sur « Instrumental Loco ». Son sax sonne comme un volcan, et prend même dans une solitude assourdissante une couleur mystique et extatique sur la magnifique introduction d’« Ibae », morceau sur lequel il montre toute l’étendue de son talent. Accompagnateur de luxe, au sax sur « Oduddua », au Rhodes sur « Abakwa », le saxophoniste qui monte, qui monte… poursuit sa carrière singulière et pleine d’aventures en menant, disque après disque, son exploration personnelle du « groove ».

Cependant, la prestation et la réputation de Lourau ne doivent surtout pas éclipser l’apport du collectif invité. Le guacamole ne pourrait prendre sans leurs voix, leurs mains, leurs rythmes. Ils imposent leur présence de leur corps musical et cadencé (mention spéciale au chant habité et granuleux de Quezalda) et donnent l’impulsion nécessaire à toute rumba digne de ce nom.

Vs Rubabierta ne tombe jamais dans la redite : les morceaux vont d’1 mn 38 à 8 mn 07 sans jamais enfermer le projet dans un format ou une mouvance uniques. Souvent les disques « afro-cubains » proposent une musique endiablée, envoûtante, mais répétitive. Or, point de radotage ici : entre un « Domingo » langoureux et sensuel et des chansons à l’esprit résolument cubain (« Las Flores Blancas »), les pièces tournées vers l’Afrique et ses chants (« Sawaniye », « Oduddua ») et d’autres qui lorgnent vers l’« électro » (« Abakwa », morceau le plus métissé de l’album, avec sa rayonnante accélération finale où Lourau s’évade dans un solo enragé), l’album sait allier rythme soutenu et diversité.

Que demander de plus ? Peut-être peut-on émettre une réserve sur les morceaux démonstratifs tels que « Batacash 1 », dont les percussions ne parviennent pas à masquer les carences. On y laisse par exemple Eric Löhrer gratter un solo anodin… avant de le faire jouer avec esprit et sans fioritures sur le très beau et presque trop court « San Lazaro », aérien et émouvant.

Si la France était un pays de bon goût musical, cet album serait le « tube » de l’été ; malheureusement une poignée de pâles copies sans âme trusteront les hit-parades et disquaires hexagonaux une fois le soleil (re)venu. Cet album pourtant « tombe à pic » pour rappeler à certaines personnes haut placées que le mélange des cultures est possible, créateur et nécessaire. Sur la pochette, la fenêtre est ouverte à tout vent, elle laisse la musique s’échapper. Ce disque ouvre sur une belle identité (inter)nationale : il y est inscrit qu’un « monde meilleur est possible ». N’oublions pas que le message de la rumba est souvent politique. « C’est un appel à renverser un système inique qui a engendré colonisation, déportation et esclavage avec des moyens dérisoires que seul le talent de ses interprètes rend sublime […] C’est l’expression de l’humanité de ceux à qui on la refusait. » [2] À bon entendeur…