Chronique

Kaïmaki

Mataroa

Stéphane Tsapis (p, rhodes, comp, arr), Dimitra Kontou (voc), Adrien Daoud (ts), Arthur Decloedt (b), Arnaud Biscay (dms), Matthieu Donarier (ss, cl, bcl), Matthieu Boccaren (acc), Andréas Tsapis (voc)

Label / Distribution : Autoproduction

Pour son premier disque, Kaïmaki, le quintet du jeune pianiste Stéphane Tsapis a choisi de conter l’histoire des passagers du Mataroa. Ce bateau transporta de jeunes exilés grecs vers Paris entre deux guerres. Celle, mondiale, qui ravagea l’Europe entière. Celle, civile, qui continua de ronger une Grèce coupable de son autodétermination.

Si l’histoire du Mataroa [1] n’est guère connue en France, elle est synonyme d’espoir et de déracinement, mais aussi de nostalgie et de solidarité dans le sud de l’Europe. Pour faire vivre cette épopée, Tsapis, qui compose la grande majorité des morceaux, a choisi une musique très contemporaine, qui ne s’interdit pas d’aller parfois chercher des sonorités plus pop. La démarche, pas si éloignée de celle de Benjamin Moussay (« Les poissons ne vivent pas sur terre »), se teinte également de belles chansons populaires (« Sti steria dhen zi to psari »).

Le jeu limpide et très collectif de l’orchestre donne beaucoup de relief à Mataroa. De même, les origines très diverses de ses membres - du Brésil à la Grèce en passant par le Pays Basque - ajoutent de l’acuité au sentiment diffus issu du déracinement que Kaimaki explore en compagnie de deux invités, le multi-anchiste Matthieu Donarier et l’accordéoniste Matthieu Boccaren.

Porté par les riches échanges entre Adrien Daoud et Donarier (remarquable à la clarinette basse) Andréas Tsapis dit le récit de l’exil selon André Kedros [2]. Cette synergie des soufflants exprime parfaitement l’agitation interminable qui caractérise la découverte d’horizons inconnus, fantasmés ou réellement hostiles. On suit, haletant, les pas de l’émigré dans cette grande Europe meurtrie, de la « Traversée des Pouilles » jusqu’à cette morne « Place de la Concorde » qui peine à panser les plaies de la guerre.

A ce récit, se tuilent les mots du poète Yannis Ritsos. Ce symbole de la Résistance grecque aux diverses dictatures est honoré par la scansion sèche de Dimitra Kontou. Il y a dans les textes de ces ces deux écrivains le même espoir jeté à corps perdu, même si tout est plus sombre et brutal chez Ritsos. Ainsi, le ténébreux « Les portes voyagent sur la mer » s’étoffe d’une base rythmique hargneuse et aventureuse composée d’Arnaud Biscay à la batterie et Arthur Decloedt à la contrebasse. Tout au long de l’album, la rythmique de Kaïmaki - et notamment le son très rond de Decloedt - induit la couleur des chemins à emprunter dans la course vers l’exil. Jusqu’au jouissif « Rébète un peu pour voir » qui rappelle aux oublieux, dans un rebetiko endiablé, que la Grèce est au cœur des Balkans.

Ce mélange très scénarisé de musiques et de textes ne laisse pas insensible. Il résonne même de manière assourdissante dans cette période où la Grèce est écrasée sous le talon de fer de ses nouveaux bourreaux. Ce n’est pas un hasard si la musique de Mataroa a été choisie pour illustrer KHAOS ou les Visages humains de la crise, un film documentaire sur la situation actuelle, réalisé par Ana Dumitrescu.

Kaïmaki y expose avec acuité le destin du peuple dans un monde à reconstruire avec ses espoirs et ses doutes, jusque aux tréfonds de la mélodie mélancolique de « Prin to Harama ». Mataroa (autoproduit, et disponible ici) interroge bien sûr l’identité du proscrit, qu’il soit économique ou politique. Mais plus généralement, ce disque rappelle que l’unité européenne est d’abord celle des peuples, de leurs cultures, et de leur libre circulation. Pour toutes ces raisons, on ne se lassera pas de sitôt de cet album magnifique.

par Franpi Barriaux // Publié le 1er octobre 2012

[1Un de ses passagers les plus illustres fut Cornelius Castoriadis. Quelques détails ici.

[2Textes extraits de L’homme à l’œillet (Robert Laffont (1984).