Chronique

Keith Jarrett

Concerts Bregenz/München

Keith Jarrett (p)

Label / Distribution : ECM

Un triple CD de Keith Jarrett en solo, dont l’enregistrement remonte à 1981 et fut réalisé à cinq jours de distance (28 mai et 2 juin) ne peut laisser indifférent. D’une part c’est la grande époque de ses concerts en solo, avec leurs risques et leurs beautés : Köln Concert date de 1975, et comme il le souligne lui-même, ce fameux double album blanc cache autant qu’il révèle les dimensions de la recherche musicale de l’auteur. D’autre part c’est l’occasion d’un double portrait qui peut révéler chez le pianiste deux faces complémentaires, voisines, ou opposées. Enfin c’est aussi l’occasion - puisque le matériau est neuf ou presque - de se plonger dans la boîte noire de l’improvisation pour tenter d’en saisir certains mécanismes, ou au moins certains traits.

Allons-y. L’écoute suivie des deux concerts révèle d’abord globalement une sorte de plus grand bonheur mélodique dans le premier (Bregenz), par ailleurs notablement plus court que celui de Munich. Du moins est-ce le sentiment qui se dégage de l’écoute du premier mouvement et des deux rappels, l’ensemble prenant alors la forme d’une pièce en quatre parties, dont seule la seconde est marquée au sceau du contrepoint, donc d’une certaine complexité formelle. Beaucoup plus long, le concert de Munich est en quatre parties et deux rappels, avec un souci de construction formelle bien plus constant, pas toujours évident ni facile à faire surgir, ce qui amène l’artiste à marteler rageusement le sol à plusieurs reprises.

Mais là, je dois marquer une pause. En effet, quand j’entends Keith Jarrett taper fortement du pied, probablement même des deux, qu’est-ce qui m’autorise à dire qu’il « martèle rageusement le sol ? » Objectivement, rien. Et cependant, quand ces signes sonores accompagnent un développement musical qui paraît empêché dans son émergence, et même dans sa conclusion, bref quand l’improvisateur cherche la solution du problème qu’il s’est lui-même posé, il est logique de mettre ces deux éléments en rapport. L’enregistrement préserve ce que les linguistes nomment « des éléments suprasegmentaux du langage », c’est à dire des informations sur l’état du sujet émetteur qui complètent (contredisent parfois) son message explicite. Ces éléments (soupirs, cris, murmures, bribes de chants, éructations diverses, signes de pâmoison, coups de pieds, etc.) sont plus difficiles à interpréter que dans le cas de la parole, surtout quand on ne voit pas le sujet émetteur, mais ils sont là, et les preneurs de son n’ont jamais cherché à les dissimuler, au contraire.

L’improvisation, ça s’apprend. Les organistes le savent, qui continuent de nos jours à pratiquer cet exercice en public. J’ai eu l’occasion d’écouter, en 1970 je crois, Marcel Dupré sur l’orgue de l’église Sainte-Eugénie à Biarritz. A la fin de son récital, on lui a donné deux thèmes, il a demandé trois minutes de réflexion, et a construit à partir d’eux une symphonie en trois mouvements avec un allegro, un mouvement lent et un final animé. C’était absolument magnifique, interprété comme si l’oeuvre avait été écrite et dépliée devant lui. On peut supposer que Keith Jarrett procède de même au piano (il est loin d’être le seul dans ce cas), et que les « thèmes » qui surgissent proviennent de lui, de sa mémoire, du hasard, et que la structure de l’œuvre finale, bien moins contrainte que celle d’une symphonie pour orgue, laisse une grande place à la liberté et échappe à toute règle trop stricte. Ainsi, dans le premier mouvement du concert de Munich, le thème de Haydn (J’ai du bon tabac) affleure et revient souvent. D’où, en même temps, d’énormes risques (de ne plus savoir où l’on en est, de se prendre les pieds dans la construction), mais aussi la confiance liée à la pratique de la chose : au fond, tous les compositeurs savent ça, et s’adonnent plus ou moins à l’improvisation. Jarrett improvisateur, ce n’est même pas aussi impressionnant techniquement que beaucoup d’organistes inconnus, qui en ont fait leur pain quotidien (et parfois religieux en effet, puisque l’orgue est d’église…).

Prenons un exemple précis : à la fin de la quatrième partie du concert de Munich, qui dure 11’45« , Keith Jarrett se met à jouer des notes dans l’extrême aigu tout en les redoublant par des cordes pincées à l’intérieur du piano, sans omettre de se servir de la caisse comme d’une percussion : une chose que les pianistes connaissent et pratiquent aujourd’hui couramment. A partir de 5’25 » environ, on entend distinctement ses soupirs et autres gémissements ; ils semblent indiquer que le travail qu’il déploie mobilise douloureusement son corps. On ressent à l’écoute (mais on ne voit rien, hélas) une impression de performance physique, que le public souligne par des applaudissements et des cris, dont le contenu strictement musical est rien moins que très convenu. Et on se prend à penser : beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Le spectacle était peut-être superbe, mais ce qu’il en reste musicalement est assez banal. Le rappel qui suit (8’30") est une pièce élégiaque d’une grande beauté formelle et mélodique, et d’un grand calme. Elle est probablement issue de ce qui a précédé, dans sa forme comme dans son contenu. Tout Jarrett improvisateur est là, dans ses excès d’auto-admiration comme dans ses véritables coups de génie.

Les concerts de Bregenz et Munich sont donc l’occasion de se régaler d’un musicien qui sait admirablement composer pop songs, échos de gospels, jazz, musique romantique, et démontrer sa connaissance des règles de la musique baroque, le tout dans un déroulé parfois un peu confus, avec de longues plages de « travail » (de recherches qui n’aboutissent pas toujours). Ils permettent aussi de comprendre quelque chose de l’acte de création dans ses impasses comme dans ses succès. A l’époque, Keith Jarrett prenait en effet quelques risques à se livrer à ces solos (moins qu’il ne le dit quand même, voir plus haut) ; aujourd’hui ces risques sont renouvelés par une publication généreuse et, en définitive, tout à fait passionnante.