Scènes

Keith Jarrett : le meilleur et le pire.

Keith Jarrett au Palais de Beaux-Arts à Bruxelles, le vendredi 13 novembre 2015 pour un concert de piano en solo.


Photo de Keith Jarrett certifiée conforme.

Événement majeur des trente ans du « Belga.. Audi…Skoda…Hello Jazz !", la venue de Keith Jarrett a fait salle comble en quelques jours. Est-ce le fait qu’il ne donnait que quatre concerts en Europe cet automne ? Est-ce le souvenir de l’exceptionnelle prestation en solo du pianiste à Bozar, en octobre 2009, sa dernière apparition en solo chez nous ?

Pour moi, en tout cas, c’était bien le cas, ce concert de 2009 était d’une musicalité rare. Keith Jarrett peu avare de son temps nous avait gratifié de ni plus ni moins que six ou sept rappels, tous des standards, éblouissant !

Était-ce simplement le nom d’une diva, qui de plus est capricieuse à ses heures ? Le sentiment de peut-être le voir une dernière fois sur scène en Belgique ? Ce devait en tout cas être la posture d’un spectateur sourd ou téméraire. En effet, alors qu’on avait eu droit à une double mise en demeure (par message enregistré et par le discours live de Jacobien Tamsma), de ne ni prendre de photos, ni enregistrer, ni filmer, ni oublier d’éteindre son portable jusqu’à ce qu’on soit sorti définitivement de la salle, sans oublier de maîtriser ses crises de toux… le brave Keith ne s’était pas encore posé sur son tabouret que clic, et non seulement le clic d’un appareil photo, mais aussi le flash !
Du coup, le pianiste retire ses lunettes, se dirige vers le micro de présentation et déclame fermement : « Je jure que si je vois encore un flash, même avant que je ne commence, I quit my job. »(faut-il traduire ?) Le ton était donné. Retour au clavier et petite phrase du genre : « Vous avez eu septante ans pour faire ça ! » Puis re-micro : « Il ne faut pas septante ans pour apprendre une langue, ni pour pousser ou ne pas pousser sur un bouton. » Retour, enfin à moitié, car demi-tour et re-micro : « Je peux me mettre à la place de cet homme : peut-être est-ce la dernière fois qu’il me voit… » Et re-tabouret avec une dernière (pour le moment) petite phrase : « Et il pourrait avoir raison… ». Jamais Jarrett n’avait offert une introduction aussi longue, à la fois irritée et ironique.

Enfin la musique. Une première pièce longue et très contemporaine ou les doigts chevauchent le clavier avec plus de célérité que d’élégance, un échauffement sans trop de relief… que personne n’ose applaudir, sans doute la tension. Entame de la deuxième pièce, deux notes tout en légèreté, et puis hop, une toux, féminine et légère, audiblement contenue… mais audible quand même. Nouvel arrêt et petit commentaire à la dame : « Vous pourriez tousser avant… Vous n’avez pas besoin de m’attendre ! » Et ça repart avec la recette parfaite du solo : du classique, du contemporain, du free, du blues, un fifrelin de gospel, une ballade à pleurer tant c’est beau… Tout est beau d’ailleurs, magnifique même du Jarrett qui va à l’essentiel : aucune pièce n’est tirée en longueur, le jeu est dense, l’homme grommelle de plaisir, se lève, puis se rassied, on prend un plaisir tel qu’il nous ferait oublier les couacs de départ.
Et puis rebelote en deuxième partie, mais là, on se demande pourquoi le pianiste s’arrête au beau milieu d’une pièce franchement jazz, reprend le micro et explique en gros : « Quand j’improvise seul chez moi, ce genre de moment n’est pas agréable pour moi ; en public, ce ne l’est pas pour l’audience ; ça ne vous dérange pas si je ne joue pas de jazz… » Et le concert se poursuit sur des pièces plutôt classiques, inspirées, mais le cœur (le mien) n’y est plus vraiment. Applaudissements et rappel (« I feel like playing », super, le public applaudit) : deux rappels, de superbes ballades, des standards, je pense, mais impossible d’y mettre un titre. Ensuite, alors que le pianiste semblait bien d’humeur à en rajouter sur le clavier, c’est au micro qu’il allait une dernière fois s’illustrer. Faut dire que les photos se sont faites moins discrètes : « Dans notre monde, il y a les gens qui ne se préoccupent pas de ce qui préoccupe les autres, et c’est le pire… ». Fin.
Keith Jarrett n’avait sans doute pas encore rallumé son i-phone, car le pire se passait en fait ailleurs, on l’apprendrait quelques minutes plus tard à la radio en remontant dans sa voiture.