Chronique

Kelly Joe Phelps

Shine Eyed Mister Zen

Kelly Joe Phelps (g, voc) ; Dave Mathis (hca)

Label / Distribution : Rykodisc

Dans le coin, pas de champ de coton, pas de delta du Mississipi. Pas plus que les teintes sépia qui écrasent la lumière de leur chaleur dans le Ô Brother des frères Coen. A Portland (Oregon), le bord des rivières tumultueuses est plutôt gris et boueux. Mais il y a certainement des chemins qui se croisent, où l’on a une chance de rencontrer le joueur généreux cher à Baudelaire, le vieux Bouc à qui l’on vendra son âme en échange de la maîtrise du Blues. Car il faut que Kelly Joe Phelps l’ait vendue, son âme, pour parvenir au cœur même du blues avec une telle intensité… D’un point de vue purement instrumental, la perfection est proche, et Phelps parvient à extraire l’essence même de la guitare en combinant plusieurs techniques : l’accordage en open tuning, l’utilisation du bottleneck et le jeu en lap style (assis, guitare posée à plat sur les genoux), évoquent superbement les brutales sonorités slide des pionniers. Et le tout, sur la corde raide de l’interprétation en solo, à part « Piece By Piece » où Phelps est épaulé par l’harmonica de Dave Mathis.

Faut-il y voir un reliquat de l’époque où Phelps était bassiste de jazz ? Toujours est-il que la structure des morceaux dépasse largement les habituelles progressions en trois accords sur douze mesures qui caractérisent trop fréquemment le blues. Ici, une chanson traditionnelle celte, « The House Carpenter », solidement réarrangée par Phelps en un quasi-bluegrass ; là, de magnifiques ballades telles que « Wandering Away » ou « Good Night Irene » qui offrent sans complexe leur infinie mélancolie ; ou encore des compositions vives et aiguisées telles que « Hobo’s Son » ou « River Rat Jimmy ». Et toujours cette voix dont on jurerait qu’elle a avalé la poussière de la moitié de l’Arizona avant d’être rincée par un bon litre de gnôle de contrebande…

Enfin, Phelps brille également par la plume, tant dans les autoportraits adolescents (« River Rat Jimmy ») ou adultes (« Capman Bootman »), que face aux erreurs irréversibles (« Katy ») ou aux questions qui restent à jamais sans réponse (« Piece By Piece »). Les thèmes abordés sont profondément blues, et Phelps y déploie un style brut et souvent métaphorique qui fait mouche. Il est rarissime d’entendre un blues qui conjugue à un si haut niveau les paroles et la musique, un blues qui fait de Shine Eyed Mister Zen un disque indispensable.