Portrait

Kris Davis : demain, c’est aujourd’hui.

Portrait de la pianiste Kris Davis, une artiste cohérente


Kris Davis, photo Laurent Poiget

Sans fracas mais avec assurance dans la voie qu’elle s’est fixée, la pianiste Kris Davis s’impose un peu plus chaque jour sur la scène d’un jazz créatif. Musicienne audacieuse qui embrasse la littérature contemporaine avec intelligence, elle est aussi recherchée comme sidewoman qu’à l’aise dans des projets personnels où elle apporte toute la nuance de son jeu.

Les années 2010 sont certainement les années de Kris Davis. Celles où son propos, longuement travaillé durant la décennie précédente, trouve la maturité nécessaire pour articuler un langage clair, original et assumé. A relire son parcours, la chose paraît, à présent, évidente mais l’affirmation d’une identité artistique ne se fait pas de manière rectiligne : chaque pierre a été une étape vers l’épanouissement actuel.

Kris Davis, photo Michel Laborde

Née à Vancouver au Canada en 1980, Kris Davis se destine d’abord à l’étude du piano classique au Royal Conservatory de Calgary (Alberta). De cet apprentissage, elle conserve aujourd’hui encore un son équilibré et un liant soigné dans l’articulation des phrases. C’est à l’Université cependant qu’elle s’intéresse au jazz, découvrant notamment les grands stylistes du piano jazz : Keith Jarrett et Herbie Hancock. Figures incontournables, les ponts qu’ils lancent entre le jazz et le classique sont évidents tant du point de vue du toucher que de leur science de l’harmonie. La découverte des univers d’autres personnages incontournables de l’histoire de cette musique finit de forger sa sensibilité musicale. Plus ouverts dans leur pratique, plus radicaux aussi, Cecil Taylor et Paul Bley font souffler un vent de liberté dans la volonté de jeu de Kris Davis et, à l’occasion d’un Banff International Workshop, elle s’initie au free aux côtés d’Angelica Sanchez et Tony Malaby puis part s’installer à New York au tournant des années 2000.

Accumulant les concerts et multipliant les rencontres, elle sort son premier disque en 2004 (Life Span sur Fresh Sound New Talent) en quartet avec le saxophoniste hispano-américain. Tournant dans son cheminement de pianiste : elle déclare au sujet de ce disque : “Je ne voulais plus jouer des accords, seulement des lignes”. Les bases sont jetées qui s’entendent encore aujourd’hui.

Pourtant, si Kris Davis est clairement une jazzwoman, elle n’est pas que cela. En la matière, les leçons prises auprès de Benoît Delbecq concernant notamment le piano préparé, ou son intérêt pour les grands compositeurs du XXe siècle (Ligeti, Berio ou la musique de Steve Reich ou Morton Feldman) concourent à l’élaboration de son style.

Si les deux disques suivants, en quartet “traditionnel” (The Slightest Shift en 2006 puis Rye Eclipse en 2008 sur le même label, où l’on retrouve Malaby), sont encore un peu hésitants sur la ligne à suivre, le tournant des années 2010 la voit pleinement entrer dans une forme de maturité.

Paradoxical Frog et Aeriol, sortis en 2010 et 2011 sur le label portugais Clean Feed
sont une nouvelle étape dans son travail. Elle ose avec Aeriol, pour la première fois, le disque en solo, passage obligé pour les pianistes ; elle y évoque un monde de nuances et de sonorités contemporaines. Douceur des climats qui n’empêche pas, d’ailleurs, une certaine étrangeté. La main gauche et la main droite dialoguent avec complémentarité, même si l’une répond à des questions que l’autre n’a pas posées [1]. Le trio de la “grenouille paradoxale”, quant à lui, réunit la saxophoniste allemande Ingrid Laubrock et le batteur américain Tyshawn Sorey. Plus ouverte que jamais, cette formation participe du même langage que le solo. Les voix sont bien évidemment égales, sans leader, et glissent sur des climats éthérés qui n’évitent pas les accidents et quelques emportements. Rien ne semble figé ni même imposé à l’auditeur. Le grain des instruments, l’assemblage des timbres ont leur importance et la musique qui gonfle ou au contraire s’amenuise jusqu’à disparaître dans une esthétique du retrait semble spontanée et indépendante.

A la même période, Kris Davis écrit les arrangements d’une pièce essentielle de la discographie de Malaby : Novela. Rassemblant six soufflants émérites en plus du saxophoniste (Michaël Attias, Andrew Hadro, Joachim Badenhorst, Ben Gerstein, Dan Peck, Ralph Alessi respectivement saxophones alto et baryton, clarinette basse, trombone, tuba, trompette ; John Hollenbeck tenant la batterie), elle donne ce qu’il faut de corps aux compositions et la masse sonore nécessaire pour permettre aux solistes de s’exprimer pleinement. Son travail sur la profondeur donne de la brillance à l’orchestre tout en renouvelant constamment des propositions à la fois frontales et jamais dénuées de tendresse.

Kris Davis, dessin Pieter Fannes

Car il faut le dire, les années passant, Kris Davis est aussi à l’aise en interprète derrière son clavier qu’en écrivaine penchée sur ses partitions. Voire les deux ensemble, lorsque les activités se mêlent. Son quartet Capricorn Climber réunit Mat Maneri, Ingrid Laubrock, Trevor Duun et Tom Rainey. Kris Davis répartit la parole de chacun au sein de pièces sèches (le violon de Maneri participe pleinement à ce climat aride) avec un vrai sens de l’équilibre entre les forces en présence. Maintenant les spécificités de son jeu soliste dans les engagements de chacun, elle parvient à leur accorder suffisamment d’espace pour les laisser maîtres de leur discours tout en fixant des cadres permettant de faire sonner la musique comme elle l’entend. Le travail d’une authentique chef d’orchestre qui a su s’entourer de personnalités dont elle connaît les différentes sensibilités, à force de longues collaborations.


Depuis plusieurs années, en effet, elle participe à une constellation de groupes dans lesquels elle apporte sa patte et retrouve chaque fois les mêmes partenaires. Elle participe au trio d’Eric Revis, collabore avec Nick Fraser ou à l’Obbligato de Tom Rainey pour des relectures biaisées mais énamourées de standards. Avec Infrasound, elle tente de repousser encore les limites de son travail en réunissant un octet composé de quatre clarinettes (Ben Goldberg, Oscar Noriega, Joachim Badenhorst, Andrew Bishop), d’une guitare (Nate Radley), d’un orgue (Gary Versace) et de la batterie de Jim Black. Si le disque est ambitieux par l’assemblage des instruments et ses pièces au long cours, il n’est pourtant pas pleinement réussi. Trop dense, trop de choses accumulées : il recèle toutefois de nombreux passages concluants qui laissent présager de riches projets ultérieurs (rappelons que Kris Davis n’a que 38 ans).

A la recherche d’ailleurs d’un retour à la spontanéité et d’une forme d’immédiateté, elle se lance en 2017 dans Duopoly puis aujourd’hui Octopus (2018). Sortis sur le label qu’elle vient de créer (Pyroclastic Records), le premier rassemble une série de huit compositions suivies de huit improvisations interprétées à chaque fois en duo avec Tim Berne, Don Byron, Bill Frisell, Angelica Sanchez, Julian Lage, Marcus Gilmore ou Craig Taborn. Elle y retrouve ce qui fait l’essence de cette musique : la rencontre avec l’autre et le pur plaisir du jeu. Les compositions ou leur interprétations (“Eronel” de Thelonious Monk, encore) embrassent tous les possibles de la musique actuelle. Sans renier ses spécificités, Kris Davis parvient à être dans l’écoute de l’autre en maintenant son propre discours. Son jeu est plein et l’ensemble de son savoir convoqué au besoin. Sa pensée est tonique mais sans s’imposer à l’autre ; elle est, à la fois, au creux de l’instant, ouverture et projection, souci de la forme.

Octopus, aux côtés de Craig Taborn à nouveau, finira de convaincre les plus indécis. Vingt doigts, cent-soixante-seize touches : les deux virtuoses livrent un programme de grande tenue où les voix se complètent et se confondent. Multipliant les petites articulations obstinées et algébriques génératrices de développements amples, ils font résonner leurs pianos en osmose et tirent de l’empilement d’harmonies des nuances insolites qui ne sacrifient en rien le déroulé narratif. Celui-ci, bien au contraire, en bénéficie et, de bifurcation en accélération, gagne en puissance évocatoire.

Avec soin donc, Kris Davis avance, défrichant les contours d’un piano - et plus largement d’une musique - du XXIe siècle où tout est, plus que jamais, encore possible. Sachons écouter et sachons la suivre.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 4 mars 2018
P.-S. :

Discographie partielle

en leader
Octopus / Kris Davis & Craig Taborn , Pyroclastic Records, 2018
Duopoly/ Kris Davis + duo, Pyroclastic Records, 2016
Save You Breath / Kris Davis Infrasound, 2015
Waiting for you to grow / Kris Davis Trio (Tom Rainey, John Hebert), Clean Feed, 2014
Massive Threads / Kris Davis, Thirsty Ear, 2013
Capricorn Climber / Kris Davis Quintet, Clean Feed, 2013
Union / Paradoxical Frog, Clean Feed, 2012
Aeriol Piano/ Kris Davis, Clean Feed, 2011
Paradoxical Frog / Paradoxical Frog (Kris Davis, Ingrid Laubrock, Tyshawn Sorey), Clean Feed, 2010
Rye Eclipse / Kris Davis, Fresh Sound New Talent, 2008
The Slightest Shift / Kris Davis, Fresh Sound New Talent, 2006
Life Span / Kris Davis, Fresh Sound New Talent, 2004

en sidewoman
Float Upstream / Tom Rainey Obbligato, Intalkt, 2017
Sing Me Some Cry / Eric Revis, Clean Feed, 2017
Too Many Continents / Nick Fraser (+ Tony Malaby, Kris Davis), Clean Feed, 2015
Obbligato / Tom Rainey, Intakt, 2014
City Of Asylum / Eric Revis (+ Kris Davis, Andrew Cyrille), Clean Feed 2013
Anti-House / Ingrid Laubrock Anti-House, Intakt, 2010

[1Elle complétera son art poétique par un deuxième solo en 2013, Massive Threads, où elle donnera toute la mesure de son intérêt pour les musiques répétitives et les timbres inattendus, usant avec virtuosité de l’entièreté du spectre harmonique. A noter sur cet album une magistrale interprétation du “Evidence” de Thelonious Monk qui la situe définitivement dans son prolongement.