Chronique

Kühn, Bekkas, Lopez

Out of the Desert

Joachim Kühn (p, as), Majid Bekkas (oud, guembri, kalimba, molo, voc), Ramón López (dr, tabla) et musiciens invités du Maroc, du Bénin et du Sahara.

Deux ans après un premier enregistrement en trio, Kalimba, Joachim Kühn fêtait son soixante-quatrième anniversaire, en mars 2008, en réalisant un second album avec Ramón López et Majid Bekkas, cette fois-ci à la source : au Maroc.

Mieux qu’une simple séance de studio, c’est une véritable expérience de vie qui les a rassemblés « en loge » pendant un mois entier au Maroc, principalement à Rabat et Erfoud. Des conditions d’enregistrement pas forcément aussi confortables que dans les studios allemands d’ACT, mais la possibilité d’être réellement en prise avec les musiques qui inspirent leur travail : celles des musiciens berbères, gnawas, sahariens… Hôte et passeur : Majid Bekkas, sa connaissance des formes musicales savantes et populaires de son pays servant de sésame.

Depuis Kalimba, et sans doute en partie grâce à cette cohabitation prolongée, le trio prend de l’épaisseur et de la cohésion. Les thèmes de Majid Bekkas, qu’il s’agisse de traditionnels revisités ou d’originaux enracinés dans les musiques populaires comme un palmier dans une oasis, laissent davantage respirer le piano (« Foulani »). Certaines compositions de Kühn pourraient être bâties sur des fondations berbères – « One, Two, Free » notamment avec sa cellule mélodique reprise au chant par Majid Bekkas.

On aurait tort, cependant, de ne voir dans Out of the Desert qu’un remake de Kalimba. Il en est le prolongement, l’approfondissement, certes, mais il dessine aussi d’autres pistes en faisant appel à des invités comme les musiciens berbères de la source bleue des Meski ou le Béninois Kouassi Besan Joseph, vocaliste et percussionniste (talking drum). On ne peut se défendre de penser au trio Kühn/Humair/Jenny-Clark dont le parcours fut également jalonné de collaborations éclectiques : de Michel Portal à Dave Liebman en passant par Helen Merrill ou Johnny Griffin. Et l’on se dit qu’un trio, comme un individu, se construit plus sûrement dans l’échange avec l’autre, avec les autres, que dans la contemplation sempiternelle de son propre nombril, fût-il triple.

Bien sûr, pour que l’échange soit fécond, il faut que chacun sache qui il est. Ainsi de Kühn, pour qui les emprunts ethniques sont autant de ferments d’une musique authentiquement personnelle - on reconnaît l’empreinte du jazz-rock des débuts sur « Transmitting », celle du free jazz dans le solo de sax alto de « One, Two, Free », et partout la marque de son Diminished Augmented System [1]. Ainsi de Ramón López, qui réussit à concilier son exubérance proverbiale et les figures répétitives des traditionnels, et donne ici une démonstration de ce que le mot « couleur » veut dire en matière de percussions. Ainsi de Majid Bekkas, capable de rester totalement lui-même dans un tel « grand écart » esthétique, sans doute parce qu’au-delà du style il perçoit avant tout l’unité de la musique.

Tous les éléments sont réunis pour faire de ce trio une aventure au long cours. Aucun risque, en tout cas, de le voir s’ensabler dans les dunes du Sahara : on attend avec impatience le prochain voyage.

par Diane Gastellu // Publié le 13 décembre 2009

[1Système musical élaboré par Joachim Kühn, selon lequel « compositions et improvisations ne doivent plus s’élaborer à partir d’accords, mais de sons » (Marc Sarrazy, Joachim Kühn, une histoire du jazz moderne, Syllepse éd., 2003). Ce système a été exposé et illustré par Joachim Kühn dans l’album The Diminished Augmented System (Emarcy, 1999).