Chronique

L’Orphicube

Perception instantanée

Alban Darche (as, comp & arr), Didier Ithursarry (acc), Nathalie Darche (p), Matthieu Donarier (ts), Sylvain Rifflet (ts, cl), François Ripoche (ts), Sébastien Boisseau (b), Marie-Violaine Cadoret (vln), Christophe Lavergne (dm)

Label / Distribution : Yolk Records

Un paso doble enlevé des plus traditionnels peu à peu dérangé par un saxophone agaçant qui, sans contrevenir à la continuité du discours, fait entrer des dissonances dans cette forme très codifiée. L’Orphicube est tout entier dans cette pièce d’ouverture…

Perception instantanée constitue le second volet discographique d’un même répertoire. Paru il y a quelques mois sur le label Pépin & Plume, le premier nous faisait découvrir une nouvelle formation de neuf membres dirigée par Alban Darche. Six d’entre eux sont issus du Gros Cube. D’abord la rythmique (également noyau du trio Le Cube) avec Sébastien Boisseau à la contrebasse et Christophe Lavergne à la batterie, puis une section de saxophonistes aussi efficaces derrière leur pupitre que redoutables dans les parties solistes (Matthieu Donarier, Sylvain Rifflet, François Ripoche et Darche lui-même).

A ces fidèles compagnons de voyage s’ajoutent deux musiciennes issues du monde classique : Nathalie Darche au piano et Marie-Violaine Cadoret au violon, dont les sonorités raffinées contribuent au son chambriste de l’ensemble. Le troisième arrivant, l’accordéoniste Didier Ithursarry, capable d’évoluer dans des contextes variés, apporte des dynamiques propres à l’univers des bals. Cette configuration permet de combiner l’élégance d’une écriture rigoureuse et les déliés d’une musique immédiate et improvisée.

Le choix de ces huit pistes, issues pourtant de la même session d’enregistrement que le précédent disque, suscite une impression différente. De par leur ordonnancement, Perception instantanée, en effet, synthétise plus précisément les préceptes posés dans son prédécesseur. Toutes les compositions sont signées d’Alban Darche et s’inspirent, comme souvent chez lui, des airs populaires qui habitent notre mémoire. Thèmes nouveaux ou anciens, déjà entendus avec d’autres formations qu’il dirige se mêlent dans un ce creuset folklorique commun jamais perverti ni caricaturé, mais au contraire traité avec respect et une réelle gourmandise. L’auditeur, ainsi placé en territoire connu, est vite séduit par une musique qui s’invite si joliment au seuil de sa sensibilité. Cette lecture immédiate lui permet de concentrer son attention sur une science de l’arrangement dont il faut saluer la perpétuelle - et semble-t-il infinie - capacité d’invention. Par des harmonies toujours renouvelées, des couleurs timbrales toujours variées ou des formules rythmiques inédites, au fil des ans Alban Darche met en variation libre le matériau qu’il a lui même écrit et qui, constamment rhabillé - donc régénéré - semble chaque fois conter une histoire nouvelle. Car cette science n’est ni vaine ni prétentieuse : le foisonnement et l’éclat de l’exploration sonore sont au service de la mélodie ; même après plusieurs écoutes, celle-ci accroche et stimule encore l’intérêt. Ce dosage délicat entre le chant et les mouvements amples qui le sous-tendent et l’embellissent, participe certainement de la réussite finale.

Mais nul besoin d’être connaisseur pour apprécier le tout. Légèreté et humour figurent partout en contrepoint : un reggae détourné (notamment par une introduction basse/batterie parodiant les roulements archétypaux), le paso doble déjà évoqué, ou cet alphabet chanté en chœur, « Abécédaire »… qui bégaie. L’ironie caractéristique du style d’Alban Darche est adoucie ; l’assemblage instrumental, élégant et tonique, y est certainement pour beaucoup. À bord d’un tel vaisseau, les musiciens ne peuvent que souquer ferme afin de le propulser toujours plus avant. L’accordéon d’Ithursarry, dont chaque note est particulièrement inspirée (et tout aussitôt expirée, comme le veut l’instrument..), s’illustre particulièrement dans cette odyssée. Si, dans son extrême précision, Marie-Violaine Cadoret ne fait pas d’improvisation, elle joue un rôle fondamental dans le soin apporté aux articulations.

Réellement populaire et intelligent (on nous laisse trop souvent entendre que ces termes sont antinomiques), accessible mais suffisamment complexe pour qu’on y décèle plusieurs niveaux de lecture, Perception instantanée marque une nouvelle avancée dans l’univers de ce musicien qui contourne la morosité de l’époque par une hyperproduction stimulante.