Scènes

L’avenir du disque : rebâtir

Compte rendu du forum organisé par les Allumés du jazz en Avignon


Les 6 et 7 janvier se tenait en Avignon sous l’initiative des Allumés du jazz le forum « L’Avenir du disque : rebâtir ». Cet intitulé n’était peut-être pas tout à fait représentatif des débats, qui engageaient en fait une problématique beaucoup plus vaste. Il constituait plutôt un point de départ pour réfléchir à ce qu’il est possible de construire pour améliorer la situation du jazz et des musiques improvisées aujourd’hui.

La question dominante était : quels sont les efforts à mener pour continuer à faire exister la création musicale ? Pour tenter d’y répondre, plusieurs sujets ont été abordés à travers huit commissions rassemblant des intervenants d’horizons divers (musiciens, producteurs indépendants, journalistes et bien d’autres acteurs oeuvrant dans ce domaine).

Serge Adam, trompettiste et directeur du label Quoi de Neuf Docteur dirigeait la première commission sur le thème « Nouvelles technologies / Nouvelles pratiques ». Evidemment, ont été abordés la crise du disque occasionnée par le téléchargement illégal et les moyens à mettre en place pour rémunérer les ayants-droits (producteurs et musiciens). Il en est ressorti également que le problème du téléchargement concernait peu le jazz contemporain et les musiques improvisées, finalement peu représentés sur le Net, et qu’il fallait davantage mettre les nouvelles technologies au service des musiques que l’ont veut défendre ; il apparaît notamment nécessaire d’élargir leur diffusion et leur accessibilité et d’encoder ces disques en MP3 pour les proposer sur les plate-formes de téléchargement légal.

La deuxième commission, orchestrée par Didier Petit, violoncelliste et directeur du label In Situ, a mené une réflexion autour du concept de label indépendant. D. Petit a souligné d’abord qu’on pouvait envisager la situation d’indépendance sous deux angles : celle-ci peut être assimilée soit à un « phénomène subi », soit à « un état d’esprit » ; les échanges ont plutôt tourné autour du second aspect. La notion d’indépendance a été définie par opposition aux majors : un label indépendant privilégie la démarche artistique et exclut toute notion de logique marchande. Il s’érige ainsi comme acte politique et contient une grande part de militantisme. La conclusion / solution de cette commission a été résumée ainsi par Didier Petit : « L’aide directe aux labels indépendants devraient être répercutée par les différentes institutions dans la mesure où, si l’indépendant favorise plutôt l’œuvre que le produit, nous ne sommes plus dans une logique concurrentielle de marché mais de création culturelle. »

La commission n°3, menée par Jean-Paul Ricard, directeur des Allumés du Jazz et de l’Ajmi, s’interrogeait sur les rapports entre le disque et le spectacle vivant. Il en est ressorti ce paradoxe : les musiciens se trouvent dans l’obligation d’enregistrer un disque pour trouver des concerts, à l’inverse de ce qui serait logique. D’où, deux conceptions différentes du disque : l’œuvre d’art et l’objet de promotion. Autres points abordés : la vente de disques dans les concerts fonctionne bien. Au niveau de l’Etat : certaines collectivités favorisent des projets qui regroupent concerts et créations de disque ; les résidences / créations qui peuvent déboucher sur un disque sont à développer.

Thierry Mathias, directeur du label La nuit transfigurée, était responsable de la quatrième commission, « Le rapport au public ». Il s’agissait ici de s’interroger en premier lieu sur ce qui motive l’achat d’un disque par le mélomane. Les chroniques ont une certaine influence, mais le rôle de la presse tend à être minimisé. Les étiquettes (étoiles, choc, disques d’émoi, etc.) n’ont plus guère d’impact. L’achat peut aussi être lié à ce que Th. Mathias nomme « l’identité propre du label et du producteur », qui établit un rapport de confiance avec l’auditeur et doit pour cela « suivre une ligne éditoriale forte ». Un troisième cas de figure a été envisagé : délibérément ou non, le musicien décide de supprimer tous les intermédiaires et s’occupe lui-même de sa production, de sa promotion, de sa distribution et parfois même de la vente, ce qui peut limiter sa disponibilité vis-à-vis de la création.

La commission n°5, sous la responsabilité de Jean Rochard (Label Nato), a évoqué les rapports complexes entre l’évolution de la musique et celle de l’industrie musicale. Si, dans un premier temps, l’industrie phonographique a favorisé le développement de la musique, elle prend aujourd’hui une toute autre envergure en substituant - dans une logique de « propagande totalitaire » - la notion d’œuvre d’art à celle de bien de consommation. Il en résulte un isolement de plus en plus marqué de l’artiste, une situation de plus en plus difficile pour les producteurs indépendants…

La commission n°6, menée par Xavier Felgeyrolles (label Space Time Records), envisageait le problème de la distribution et les relations entre labels, distributeurs et magasins. Le fonctionnement des magasins oriente la démarche des distributeurs. Un label peut conclure trois types de contrats différents avec les distributeurs indépendants : achat, dépôt-vente, licence. A noter que certains labels s’occupent eux-mêmes de leur distribution ; dans ce cas, ils ne peuvent être aidés. La conclusion de cette commission a mis en avant le fait que la distribution classique est peu adaptée aux labels indépendants et qu’il y a une réelle nécessité de développer les nouvelles technologies pour distribuer et vendre.

La septième commission, sous la tutelle de Didier Petit, portait sur le rôle de l’Etat et des collectivités locales. L’Etat soutient le jazz depuis les années 80 ; dans les années 90, on a créé des aides à la diffusion et un soutien aux labels. Mais aujourd’hui, l’Etat semble s’essouffler. Quelques efforts voient tout de même le jour : l’Etat encouragerait la mise en place d’une plate-forme de téléchargement pluraliste où seraient représentés le jazz et les musiques improvisées. A suivre…
Les collectivités locales peuvent parfois être plus impliqués dans la défense de la création, mais avec une certaine passivité : les organismes ne cherchent pas les artistes, mais attendent qu’ils viennent les trouver ; il serait plus constructif que cela fonctionne dans les deux sens, conclut Didier Petit.

Jean-Paul Ricard orchestrait la commission concernant le rôle des médias. Le problème de l’indépendance a été évoqué : les médias sont inféodés à l’actualité, aux majors et au règne de l’argent, ce qui constitue un réel danger. J-P. Ricard souligne que « les chroniqueurs semblent manquer de liberté au sein de leurs médias respectifs, notamment face au formatage des articles qui se fait à partir d’une idée souvent préconçue de l’attente du lecteur. » La radio serait sans doute plus compétente pour élargir le public ; malheureusement, les musiques qui nous intéressent y sont insuffisamment représentées. La conclusion de cette commission se tourne encore une fois vers les nouvelles technologies : la presse sur Internet peut constituer une alternative efficace ; le chroniqueur (souvent bénévole) y trouve plus d’indépendance et de liberté pour défendre les musiques qui ont besoin de l’être.

Le forum se termine par un débat public réunissant les intervenants des différentes commissions. Beaucoup de remarques pertinentes : celle du guitariste Jean-François Pauvros, notamment, nous a renvoyés à la dure réalité du musicien : « Beaucoup sont dans une situation catastrophique. La vie de musicien ne permet pas toujours de prendre du temps pour penser à la conception d’un disque parce que quand on s’arrête de jouer, on ne mange pas (…). Et ce n’est pas en faisant un disque qu’on va gagner assez d’argent pour s’arrêter six mois et penser à autre chose. La vie quotidienne du musicien l’empêche physiquement de concevoir son disque, et c’est de pire en pire. Donc, avant de parler de la défense du disque, voyons si les musiciens (et je parle aussi des jeunes, qui sont nombreux à rêver du disque) ont encore la possibilité physique de le faire correctement… ».

Pour conclure, saluons l’initiative des Allumés du jazz [1] qui ont depuis longtemps à l’esprit la nécessité de s’assembler pour construire. Que ce soit dans la création ou dans la défense de ces musiques, il est clair qu’il y a là un acte militant qui s’érige contre le danger politique et culturel d’une société de l’uniformisation, marchande et désincarnée.

par Géraldine Martin // Publié le 7 février 2005

[1Rappelons que les Allumés sont un regroupement de labels indépendants qui « mettent des moyens en communs et agissent ensemble pour la diffusion et la promotion des labels qu’ils défendent » ; ils éditent aussi un bulletin d’information trimestriel gratuit. Pour plus d’infos : www.allumesdujazz.com