Chronique

[LIVRE] Pannonica de Koenigswarter

Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux

Il y a comme cela des personnages qui, à force de graviter autour des musiciens, deviennent des témoins essentiels d’une époque. La baronne Pannonica de Koenigswater fait partie de cette singulière catégorie. Tout était fait pour que jamais, au grand jamais, cette Dame ne fréquente ces voyous de jazzmen qui soufflaient ou frappaient leurs instruments après-guerre, époque peu propice à la mixité. Blanche, riche, noble, divorcée en 1952 de son ambassadeur de mari, la baronne fait pourtant partie, à présent, de l’Histoire du jazz. Elle apparaît d’ailleurs dans le Bird de Clint Eastwood : sentant sa fin proche, le véritable Charlie Parker était allé se réfugier chez cette protectrice reconnue des musiciens. Mécène, mélomane, amie, complice, voire plus si affinités de (presque) tous les jazzmen américains, elle fut surtout une alliée substantielle pour Theolonious Monk, figure tutélaire et omniprésente dans Les Musiciens de jazz…. On ne compte plus les mélodies qui lui rendent hommage : Nadine de Koenigswarter les recense dans sa touchante préface. Le fameux « Pannonica » de Monk, l’« Inca » de James Spaulding, « Nica » de Sonny Clark, « Nica’s Dream » d’Horace Silver ou encore « Tonica » de Kenny Dorham.

Grâce à ses nombreuses fréquentations, la baronne a eu la judicieuse idée de faire subir à tous les musiciens qu’elle rencontrait entre 1961 et 1966 un petit interrogatoire de son cru, un questionnaire de Proust à sa manière. Une question, trois réponses : « Si on t’accordait trois voeux qui devaient se réaliser sur-le-champ, que souhaiterais-tu ? » On s’amuse à parcourir les réponses de Miles Davis, John Coltrane, Louis Armstrong, Sonny Rollins, Archie Shepp, Max Roach, Ornette Coleman ou encore Eric Dolphy. Aucun des grands ne manque à l’appel ou presque. Véritable mine d’or sociologique, cet ouvrage révèle les aspirations des musiciens de l’époque : argent, sexe et gloire reviennent comme des leitmotivs inconscients. Plus intéressants sont les musiciens insatisfaits qui, à l’image de Coltrane ou Sun Ra, souhaitent jouer plus vite ou dépasser les limites de leur instrument. Curieusement, la question raciale n’apparaît que très peu. Un des seuls à l’évoquer, à sa façon, est Miles Davis avec sa célèbre et unique réponse : « Être blanc ». Celui qui fut souvent accusé par les chantres du free jazz de ne pas assumer sa négritude est un des rares à l’affirmer tout en la niant dans cette réponse paradoxale. On découvre aussi ceux qui ne veulent pas de vœu (Charles Mingus) ou ceux qui dragouillent gentillement notre baronne (Art Blakey), ceux qui rusent (Bill Evans) ou jouent les pipelettes (Lionel Hampton). Trois cents musiciens sont ainsi passés au crible via un sérum de vérité original.

Mais l’ensemble ne serait pas aussi vivant sans les Polaroids de la baronne : photos de concert ou prises dans l’intimité, voire dans sa demeure-refuge (« Catshouse »). Autant d’images maladroites mais « vraies » qui permettent d’incarner ces voeux un peu abstraits, d’entrer par livre interposé dans l’intimité d’un style en train de s’épanouir plus ou moins clandestinement, difficilement, dans un certain chaos. Un recueil à la fois intime et sociologique, historique et anecdotique, qui se lit et se regarde - en somme, un objet indispensable pour ceux qui s’intéressent au jazz, de près ou de loin.