Entretien

La moustache à l’oreille

Trois fois Zappa, la preuve par onze zappalogues

Frank Zappa © Henning Lohner

Frank Vincent Zappa naît le 21 décembre 1940 à Baltimore et meurt le 4 décembre 1993 à Los Angeles, il y a tout juste 25 ans. Citizen Jazz lui rend hommage.


Quel Zappa ? Comment Zappa ? Pourquoi Zappa ?
Curiosité et empressement de connaître les préférences, conseils et points de vue des plus grands zappalogues qui ont accepté de répondre à trois petites questions pendues au plafond. Qu’ils soient écrivains, journalistes, musicologues, alchimistes, compositeurs, ou proches collaborateurs et amis de Zappa, tous ont un rapport particulier au compositeur, qui a, comme pour beaucoup, changé leur vie. Un grand merci à ces zappamanes, qui espérons-le, feront changer d’avis les plus hostiles à l’univers du Monsieur.

Frank Zappa © Yann Bagot

Les questions posées étaient les suivantes :
- 1. Dans votre Zappa-Playlist quels sont les trois premiers morceaux ?
- 2. Quel conseil donneriez-vous à un mélomane désireux de découvrir Zappa mais qui se sentirait perdu face à l’éclectisme de son œuvre ?
- 3. Quelles sont les trois raisons d’écouter du Zappa d’après-vous ?

Jacopo Costa
Guy Darol
Guillaume Dauzou
Christophe Delbrouck
Emmanuel Eveno
Henning Lohner
Jean-Luc Rimey-Meille
Pacôme Thiellement
Ben Watson
Pierre Albert Castanet
Vincent Milleret


Jacopo Costa

Musicien et docteur en musicologie à l’Université de Strasbourg, où il y est chargé d’enseignement et membre du GREAM (Groupe de Recherche d’Excellence sur l’Acte Musical), Jacopo Costa va soutenir sa thèse sur l’expérimentation dans la musique rock. Il participe aux Zappalogies à la Philharmonie de Paris en septembre dernier.

1/
« Andy ». Il faut bien que je commence par un morceau de mon premier album de Zappa, One Size Fits All, acheté à l’âge de 14 ans : pour un ado affamé de musiques surprenantes, majestueuses, amusantes, curieuses, il ne pouvait y avoir rien de mieux !
« Amnerika ». Il n’y a pas de mélancolie plus profonde que celle du satyre, et cette mélodie maladroite qui tourne en rond sans aller nulle part me semble la meilleure représentation musicale du désespoir.
« Oh No ». La musique est la chose qui se rapproche à l’idée de transcendance pour moi : dans « Oh No » je sens qu’il y a tout un univers, exprimable uniquement avec les notes de ce thème.

2/
Dans l’univers de Zappa, le « bon point de départ » est différent pour chacun : c’est pourquoi il faut se faire accompagner par quelqu’un qui connaît bien Zappa, mais aussi qui vous connaît bien.

3/
C’est une musique unique, comique et tragique.
Unique : Zappa ne s’est pas limité à créer son propre « son », il a créé un langage à part entière, avec une indifférence absolument rafraîchissante vis-à-vis des distinctions entre les genres musicaux et entre la culture « savante » et « populaire ».
Comique : yes, humor does belong in music, et Zappa nous rappelle que cet humour appartient d’abord aux sons, voire même plus qu’aux paroles.
Tragique  : je crois que le cynisme souvent attribué à Zappa devrait être plutôt considéré comme la manifestation d’un caractère tragique. La musique de Zappa ne peut que suivre son propre parcours, bizarre, unique bien sûr, mais donc aussi solitaire. La vie de Zappa résonne profondément dans son œuvre : il était un héros tragique.

Guy Darol

Zappalogue et zappamane émérite, écrivain et journaliste, Guy Darol écrit depuis longue date pour Jazz Magazine et Muziq. Il est romancier, essayiste et écrit plusieurs ouvrages autour de Zappa, dont cette année une biographie, Frank Zappa, et signe la préface de l’ouvrage Zappa Them or Us, traduit par Thierry Bonhomme (2018).

1/
Comment extraire trois titres de la mine ? Cependant, et pour jouer à la théorie des trois, je suggère de former un entrelacs ayant la lettre T pour dénominateur commun. Mettons ensemble « Trouble Every Day », « Treacherous Cretins » et « Take Your Clothes Off When You Dance » - j’adore ! Ces titres renvoient à différents discours : une critique sociale, un épisode instrumental, un moment dada. C’est (presque) tout Zappa. Un autre assemblage, partant de l’initiale B, donnerait les mêmes indications : « Brown Shoes Don’t Make It », « Big Swifty », « Billy The Mountain » - j’adore aussi ! Toujours ce même alliage combinant les mots acerbes et les notes dansant au-dessus des barrières musicales. C’est la magie des anneaux de Borromée et de la continuité conceptuelle.

2/
Il y a tant de couleurs chez Zappa que l’on peut y trouver la sienne : le rhythm’n’blues avec Freak Out !, la pop avec We’re Only In It For The Money, le doo-wop avec Cruising With Ruben & The Jets, le jazz avec The Grand Wazoo, la soul-funk avec Over-Nite Sensation, l’électro avec Jazz From Hell, la musique sérieuse avec The Perfect Stranger. Mais si l’on préfère tout en un, mieux vaux se ruer sur One Size Fits All.

3/
D’abord, il permet de rejoindre des territoires musicaux où l’on ne serait peut-être jamais allés. Trois exemples parmi tant d’autres : Edgard Varèse, Eric Dolphy, Conlon Nancarrow. Ensuite, c’est l’un des meilleurs guides pour explorer l’Amérique d’hier, d’aujourd’hui et même de demain. Enfin, sa musique est vitaminique et donc indispensable à l’organisme.

Guillaume Dauzou

Alchimiste zappalogue passionné, Guillaume Dauzou est l’auteur de plusieurs papiers pour les fanzines Zappa in France, Arf Dossier et Rondo Hatton. Il présente son travail de recherche aux Zappanales de la Philharmonie de Paris en septembre dernier autour de la question posée par Zappa : « But who was Fulcanelli ? ».

1/
Choisir 3 morceaux parmi les centaines publiées par Zappa est une torture incessante. Alors, pour retrouver cette logique d’alchimiste chère à l’oncle Frank, je commencerais par un des titres de son œuvre au noir : « Help, I’m A Rock (Suite In Three Movements). » Issu du Freak Out ! de 1966, c’est pour moi l’un des débuts possibles de la quête zappologique. En effet, le rock (la pierre) est déjà cité et les trois mouvements sont comparables aux trois étapes de la quête de la pierre philosophale. C’est parti, la démarche en trois mouvements est initiée, nous pouvons le suivre jusqu’à épuisement ! La conclusion, ce troisième mouvement annoncé dans le titre, calme nos ardeurs par son titre « It can’t happen here » ; nous devons donc continuer notre chemin et passer à l’œuvre au blanc, nous ne sommes pas encore prêts.

Pour assurer une bonne continuité conceptuelle, je choisis ensuite « Apostrophe’ ». Issu de l’album éponyme de 1974, Zappa nous livre sur un plateau une autre clé de sa quête de la Big Note. L’apostrophe, ce petit signe, ce petit crochet (un Yod ?) au bout duquel cet instrumental volcanique est suspendu nous accompagne subtilement durant tout l’album. La chasse à l’(’) est lancée. Cherchez où ils se cachent et cheminez jusqu’au troisième morceau, celui de son œuvre au rouge, l’aboutissement de son œuvre.

Le fin du fin reste pour moi « Amnerika ». Intégré à plusieurs reprises dans Thing Fish, la version la plus ciselée reste celle figurant sur Civilisation Phaze III (1994). Ce morceau représente le tout-Zappa. Les choix sonores, la rythmique, le titre à tiroirs et la finesse de la mélodie sont pour moi les dernières invitations que nous a laissées Zappa pour nous amuser avec son œuvre. Pour moi, écouter Zappa et mener des recherches dans son œuvre est un grand jeu.

2/
Le meilleur conseil est de rester curieux et attentif ! Pour moi l’œuvre de Zappa est une gigantesque sphère. Chaque morceau, chaque album est volontairement interconnecté aux autres, c’était une des volontés de Zappa. Alors, si on désire se plonger dans sa discographie, ou simplement y tremper un orteil, le trio d’albums Hot Rats - One Size Fits All - YCDTOSA Vol.2 sera un bon début. Ensuite, au gré des écoutes, le mélomane en question décidera d’évoluer vers d’autres albums, en fonction des titres ou des ambiances dans lesquels il aura trouvé le plus de joie.

3/
Raison n°1 : parce que c’est drôle ! A force d’écouter et de chercher à comprendre ses textes, ses références et ses blagues, j’ai même fini par devenir bilingue. Musicalement, c’est aussi une fête permanente ; on n’a que rarement le temps de se reposer, chaque écoute réserve de nouvelles surprises.
Raison n°2 : parce qu’écouter Zappa, c’est instructif sans être académique. Il nous fait découvrir des pans entiers de culture américaine. Par ses références à la politique, à la télévision, au cinéma, ce sera l’occasion pour l’auditeur d’apprendre une foule de choses.
Raison n°3 : parce que Zappa a structuré l’ensemble de son œuvre à travers sa Conceptual Continuity, faisant de ses albums une étape du chemin qui le menait à la Big Note. On peut choisir de s’y perdre à l’envi, tout en gardant à l’esprit que le jazz n’est pas mort, il sent juste bizarre.

Christophe Delbrouck

Christophe Delbrouck est l’auteur de nombreux ouvrages de référence autour du rock et surtout de Zappa dont la trilogie Frank Zappa & Les Mères de l’Invention (tome 1) ; Frank Zappa & La dînette de chrome (tome 2) et Frank Zappa & l’Amérique Parfaite (tome 3). Zappavore, il en démarre une nouvelle avec l’ouvrage Les Extravagantes Aventures de Frank Zappa, acte 1.

1/
Mon titre préféré est « Uncle Meat Variations » (sur l’album Uncle Meat), parce qu’il s’agit d’un aboutissement spectaculaire sur un travail d’association de timbres. C’est d’ailleurs toujours aujourd’hui unique au monde. C’est aussi une exposition mélodique d’une véritable élégance et le fruit d’expérimentations totalement futuristes pour l’époque (1967). C’est, à mon sens, la preuve la plus indiscutable de l’ampleur pionnière chez Zappa et de sa particularité à avoir tout assimilé des différentes esthétiques. On ne demande pas ça à un rocker. Et encore moins d’en tirer un style personnel…
Mon deuxième titre préféré est la version de « Big Swifty » au Roxy. Le rythme est fantastique et George Duke déploie toute l’étendue de son talent. Le stratagème pour passer d’un onze temps à un tempo rhythm’n’blues est jubilatoire et je trouve que Ralph Humphrey a été un merveilleux batteur pour Zappa.
Mon troisième titre préféré est « Greggery Peccary » (sur l’album Studio Tan) parce que, quand j’ai découvert ça, j’ai cru que mon électrophone était cassé…

2/
Il faut aller vers ce qu’on aime déjà. Si vous aimez le jazz, The Grand Wazoo vous plaira. Si vous aimez le métal, Ship Arriving Too Late To Save a Drowning Witch fera très bien l’affaire. Si vous aimez la musique classique, l’album avec le LSO sera instructif. Ensuite, il faut avancer dans des domaines avec lesquels on est un peu moins familier. Passer de The Grand Wazoo à Roxy & Elsewhere, ou du LSO à Orchestral Favorites, etc. Quoi qu’il en soit, je pense que tout dépend de la sensibilité musicale que l’on a reçue. Si vous êtes déjà réceptif à différentes esthétiques, vous pouvez fermer les yeux et piocher des disques au hasard. Ils seront tous détonants…

3/
La première raison concerne l’importance du travail d’avant-garde. Sans des mecs comme Zappa, Wyatt, Hendrix, les autres n’auraient pas tant fait évoluer leur musique. Freak Out ! a pesé sur Sgt Pepper. We’re Only In It For The Money a influencé Hendrix… C’est comme ça que les choses évoluent. Les avant-gardistes sont en première ligne et sans eux la radio passerait encore les Shadows.
La seconde raison est d’ordre purement thérapeutique. Comment peut-on résister à des choses aussi drôles que « Idiot Bastard Son » ou « Montana » ?
La troisième raison, je ne sais pas, ce serait peut-être seulement par respect pour ce que Frank a traversé comme galères. On doit respecter son courage. Parce que sans ça, il n’aurait peut-être même pas enregistré un second disque. Les trois premiers ont été censurés, le quatrième a donné lieu à un procès, le cinquième a fait un énorme flop et le sixième n’a pas pu être achevé faute de fric. La carrière de Zappa, c’est ça durant vingt ans ! Dans l’histoire de la musique populaire, personne d’autre n’a tenu à ce point contre les directives des médias et de l’industrie. Si vous voulez apprendre comment vous rebeller contre la connerie, c’est un très bon exemple.

Emmanuel Eveno

On ne présente plus Emmanuel Eveno – dit « Manu » – le guitariste de Tryo ou de M’Panada. Pour rendre hommage Zappa, il fonde le tribute band Zappy Birthday Mister Frank avec le batteur Vincent Milleret. Il participe à la table ronde Zappamania lors des Zappalogies à la Philharmonie de Paris.

1/
Dans ma Zappa Playlist il y a « Dog Meat » que j’aime tant ! Ce titre ouvre le programme du fameux Concert Yellow Shark. J’apprécie beaucoup l’aspect orchestral de Frank Zappa et puis, c’est l’ensemble Modern de Francfort qui joue cette musique au plus haut niveau selon moi, un joyau d’excellence pur et net ! 

Il y a aussi le titre « Zoot Allures » sur l’album Zoot allures. Le thème vient d’un autre monde, quelque chose de profondément érotique et onirique à la fois et, le son de guitare de Frank ne cesse de me surprendre par sa singularité, je sais qu’il expérimentait beaucoup avec le son de ses guitares en cumulant plusieurs amplis à la fois mais, ceux qui ont déjà vu Frank en vidéo ou sur scène savent aussi que son toucher, son attitude avec l’instrument était hors du commun, d’un autre monde une fois de plus. Quelle personnalité ! 

Il faut bien choisir et « choisir c’est renoncer » (Gide). Alors je choisis la « Black Page » version 1 et 2 sur l’album Zappa in New York. La beauté dans la complexité, quiconque a tenté de jouer quelques notes de ce thème sait de quoi je parle. Je trouve ce thème toujours aussi beau encore aujourd’hui et, je me rends compte que je mets beaucoup plus en avant « Zappa le compositeur » dans ma championlist mais le guitariste est haut dans mon cœur également, et pour l’éternité. 

2/
Il y a bien des albums plus abordables que d’autres dans l’œuvre de Frank Zappa et encore c’est subjectif il me semble, car le goût personnel de chacun entre en compte.
Toutefois, je recommande les albums Apostrophe, Sheik Yerbouti, Hot Rats et One Size Fits All mais il y en a tant d’autres à vrai dire… Mon conseil n’en est pas un mais plutôt une invitation à l’ouverture d’esprit, l’iconoclasme, la désobéissance et l’expérimentation des sens.

3/
Les raisons d’écouter Frank Zappa sont nombreuses mais la plus grande selon moi est l’ouverture à l’interdisciplinarité. Chez Frank Zappa tout contribue à déjouer les obstacles du bon sens et du bon goût car il est subjectif une fois de plus. La sérieuse discipline du musicien se mêle à l’humour, l’absurdité, le commentaire social et l’aspect scientifique et expérimental ; alors bon voyage, car il ne fait que commencer…

Henning Lohner

Compositeur et réalisateur allemand, proche collaborateur de Zappa, Henning Lohner est notamment à l’origine du projet Yellow Shark, qu’il co-produit. Son parcours hors du commun le fait étudier auprès de Xenakis, devenir l’assistant de Stockhausen ou encore collaborer avec Louis Malle, Steve Reich, Hans Zimmer et autres John Cage.

1/
De toute évidence, j’adore toutes les compositions de Zappa ; elles ont toutes quelque chose à découvrir encore et encore, pour moi, auditeur. Cela dit, je suggère « Bobby Brown », parce que Zappa démontre, au-delà de nos préjugés, que l’on peut écrire un tube mondialement connu, qui soit aussi intelligent et profond. « Black Page », parce que c’est une structure classique de morceau de Zappa avec une « voix » de guitare fluide. « Civilization Phaze III », parce qu’elle emmène l’avenir de la musique dans l’espace.

2/
Je commencerais par écouter les albums conceptuels du milieu des années 1970, comme Joe’s Garage ou Sheik Yerbouti. Ce sont des histoires musicales éternelles. Les narrations vous permettent d’entrer dans le théâtre du monde de Zappa en reliant chaque chanson à un scénario dramatique plus large.

3/
1. La Beauté
2. La Narration
3. La Qualité de la composition et sa production audio.

Jean-Luc Rimey-Meille

Compositeur, musicien et professeur de Percussions au Conservatoire à Rayonnement Régional de Lyon, Jean-Luc Rimey-Meille est un grand admirateur de la musique de Zappa. En 2008, il répond à la commande de l’Ensemble, l’orchestre de Basse Normandie pour le projet « The Big Note - Frank Zappa Alchimiste » avec le chef Dominique Debart et Pacôme Thiellement.

1/
« Yo Mama » (Sheik Yerbouti) - « Inca Road » (You Can’t Do That On Stage Anymore Vol II) - « Amnerika » (Civilzation Phaze III)
Pourquoi ? je n’en sais rien, j’ai eu la chance de découvrir Frank Zappa à 14 ans et le choc fut tellurique pour moi qui n’écoutais que de la musique « classique ». J’ai immédiatement trouvé mon compte dans cette façon volontairement polymorphe d’entrer dans l’harmonie, le rythme, le phrasé, point de vue éclectique et toujours juste. Ces trois morceaux (une toute petite partie de ma playlist en fait) illustrent bien quelles sont les différentes directions que Zappa pouvait prendre pour exprimer ses idées au plus juste, les mots (paroles) quand à eux étant au moins aussi importants que les notes.

2/
Écouter ces quatre disques en boucle pendant 15 jours : Apostrophe - Joe’s Garage - The Yellow Shark - Studio Tan - ou alors écouter (toujours en boucle) les compilations : Strictly Commercial - No Commercial Potential - Have I Offended Someone ? Dans tous les cas, entrer aujourd’hui dans la musique de Zappa, c’est découvrir un gigantesque champ de possibles. C’est un peu comme regarder une série déjà achevée et par conséquent, pouvoir dévorer l’œuvre dans son intégralité, sans attendre que le prochain opus ne sorte. Il n’existe pas beaucoup d’artistes qui peuvent amener les auditeurs consentants aussi loin dans une qualité d’écoute constante et une telle évidence quand à l’évolution de la globalité de ses compositions.

3/
Aimer découvrir des musiques qui n’existent nulle part ailleurs - Aimer la provocation - Se régaler à écouter le même morceau arrangé de différentes manières (il suffit de chercher sur tous les disques officiels, covers et pirates pour s’en persuader), découvrir des musiciens d’un niveau et d’un expressivité rare, musiciens qui ont permis à Zappa de dépasser ses limites d’instrumentiste et d’amener son art encore plus loin que les objectifs qu’il s’était fixé au début de sa carrière. Découvrir une musique aussi bien instrumentale que chantée, le tout avec autant de bonheur. Enfin découvrir des disques où tous les morceaux sont au même niveau, pas de déchet ni de second choix, et encore une fois, redécouvrir ces mêmes morceaux plus tard (voire beaucoup plus tard) réarrangés sur un ou plusieurs disque(s) ultérieur(s).

Pacôme Thiellement

Écrivain, essayiste et vidéaste, Pacôme Thiellement est l’auteur de nombreux ouvrages « d’inspiration exégétique et burlesque », dont Economie Eskimo – Le rêve de Zappa (2005) et la postface de Them Or Us (traduite par Thierry Bonhomme). On ne compte plus ses interventions dans les ouvrages spécialisés, revues, ou radiophoniques.

1/
Il y en a trop ; j’en prends trois au petit bonheur.

1) « Yo’ Mama » (Sheik Yerbouti) - Une des chansons les plus mystérieuses de Frank Zappa, à mon sens. Pas directement mystérieuse : la chanson est une suite de récriminations à l’égard de quelqu’un (« Tu n’as qu’à retourner vivre chez ta mère. Elle lavera ton linge et te fera la cuisine. Tu n’es vraiment pas fait pour aller par les rues. Peu d’espoir pour un idiot comme toi : si tu joues le jeu, tu seras battu. ») et on sait que au moins un musicien, Tommy Mars, dont les claviers baroques et somptueusement surchargés sont particulièrement mis en valeur dans la coda, pensait qu’elle lui était directement adressée comme un reproche insidieux, pour n’avoir pas correctement mémorisé les morceaux du concert que Zappa préparait.
Ce qui est mystérieux, c’est l’association de paroles agressives ou disqualifiantes à une mélodie si ouvertement mélancolique et parfois solennelle. L’idée d’un règlement de comptes personnel ne colle pas.
Le morceau ne sonne ni comme une insulte ni comme une revanche. Yo’ Mama a plutôt l’air d’une déploration - doublée d’une promesse mystérieuse de compensation (la fin presque enjouée, de l’ordre de la marche triomphale ou de la musique royale). Le disque dressant un état des lieux du monde qui vient : les détestables années 80, un monde où la compétition entre les « modes de vie » allait servir de levier à la politique ultra-libérale de Thatcher, Reagan, Mitterrand… La chanson serait-elle une auto-accusation intime de n’avoir pu réussir à changer le cours des choses ? En outre, le thème répétitif qui ouvre « Yo’ Mama » annonce Joe’s Garage, son auto-apocalypse de 1979, et les morceaux évoluant à partir de boucles répétitives (« Outside Now », « Watermelon in Easter Hay », le coeur de « Packard Goose », etc.). Ne serait-ce pas donc pas à lui-même que Zappa dit que, incapable de « jouer le jeu » sans se faire battre, il n’a plus qu’à retourner chez sa mère (a.k.a. sa cave, son studio, ses enregistrements) ? La chanson donnerait alors corps à la voix de récrimination, la « conscience » présente dans chaque homme et qui se sert de son chagrin pour le faire chuter davantage - et elle serait combattue par la voix de la guitare, ce long solo stratosphérique, et le combat sera suivi de leur synthèse royale dans la coda. Une exploration de la guerre en chaque homme entre lui-même et son « âme adventice », voilà peut-être ce qu’est « Yo’ Mama », la mystérieuse conclusion de Sheik Yerbouti.

2) « Sinister Footwear II » (les deux versions, mais surtout celle de Make a Jazz Noise Here) - Ce morceau est un de ceux qui m’obsèdent le plus - même si je n’ai jamais réussi à savoir pourquoi. Peut-être la progression harmonique très « film d’épouvante » pendant les solos ? Un musicien ou un musicologue pourrait sans doute m’expliquer le mystère « Sinister Footwear II ».

3) « The Evil Prince » (YCDTOSA vol. 4) Pour moi c’est un des chefs d’œuvre les plus négligés de Zappa : « The Evil Prince », section de Thing Fish officiant initialement comme un long interlude entre deux sections de « The Tortchum Never Stops » et initialement joué par Napoleon Murphy Brock, ici chanté par Ray White à son sommet lors de la tournée en 1984. Avec les commentaires de Ike Willis. Et une tension extraordinaire - tous les instruments au taquet. Et dans ce morceau, tous les défauts éventuels du groupe de 1984 deviennent des qualités : hyper-technicité, virtuosité affichée, le piano crâneur de Alan Zavod, les chœurs wagnériens de Bobby Martin, etc. etc. Ça aurait pu être une chanson pour Queen. Ça aurait pu être une chanson pour Sparks. C’est une des rares excursions de Zappa dans l’Opéra Rock le plus tape-à-l’œil - avec la bouleversante « Teen-Age Prostitute » (qui aurait été mon choix n°2 sur Drowning Witch, mais il y avait « Drowning Witch »). Et c’est une sorte d’arc tendu sur 4’45 min… jusqu’au solo démoniaque de Zappa qui nous emporte sur un tapis volant (j’adore jusqu’aux incessantes gouttelettes de pluie des pianos de Zavod et/ou Martin pendant le solo)… 

2/
Laisse tomber. C’est visiblement pas pour toi. Retourne écouter France Gall.

3/

  • Le plaisir
  • Le mystère
  • La passion d’enquêter sans fin, sans fin, sans fin.

Ben Watson

Écrivain, musicien, à la tête de son émission de radio The Out To Lunch Show, le Zappalogue londonien Ben Watson devient proche collaborateur de Zappa dans les années 1990. Il lui présente son ouvrage alors en préparation The Negative Dialectics of the Poodle Play (publié en 1994) et ne cesse d’écrire sur le compositeur depuis plus de vingt ans.

1/
D’entrée de jeu, ceci évoque ce qui est spécifique à Zappa. Il a présenté au monde des choses qui ressemblaient à de la musique pop, c’est-à-dire à ses tubes, mais il y a un esprit musical qui travaille dans chaque album. Les enchaînements, les moments où une partie de la musique se transforme en une autre, les transitions de tons, les surprises et les chocs, les éclats de bruits et les paroles sont tous complètement intentionnels – et essentiels à son esthétique.
Donc choisir un « top-song » ne fonctionne pas vraiment. Cependant, vendredi dernier, j’ai joué trois chansons de Zappa lors de mon émission sur Soho Radio, ce qui vous dira quelles étaient mes meilleures chansons de Zappa hier : « Tijuana Surf » des Hollywood Persuaders, « The Cruncher » des Rotations et « We are not alone » de l’album The Man From Utopia de Zappa.
Les deux premiers étaient des 45 tours du label Art Laboe’s Original Sound, qui tente de tirer profit du succès des morceaux de heavy-guitare des années 1963 (« Surf Rock »), le troisième est sorti en 1983 et fait référence à ce type de musique.
Avec Zappa, votre attention est toujours tournée sur le pourquoi du comment, pourquoi certaines sortes de musique sont jouées, comment sont manipulées les modes et les tendances.
Aujourd’hui, toutefois, je choisirais « Cheap Thrills » de Cruising with Ruben and the Jets ; « Andy » de One Size Fits All ; « N-Lite » de Civilization Phaze III.

2/
Je leur dirais de ne pas croire à ce qu’on leur a dit sur la musique – et d’en juger par eux-mêmes. Aussi, je leur dirais que l’album que l’on déteste au début devient souvent celui que l’on préfère. Un album de Zappa est une bombe lancée contre l’habitude, les préjugés et l’ennui.

3/
C’est transgressif, plein d’idées et l’édition est sans pareil.

Pierre-Albert Castanet

Pierre-Albert Castanet est compositeur, performer, professeur en musicologie et directeur du département des Métiers de la Culture à l’Université de Rouen. Il est également professeur associé au CNSMDP, membre titulaire de l’Académie des Sciences Belles-Lettres et Arts de Rouen. Spécialisé dans l’art du 20e siècle, son champ de recherche concerne autant la musique savante que l’expression populaire. Il dirige l’ouvrage collectif Frank Zappa, L’Un et le Multiple avec Juliette Boisnel, dont il dirige la thèse.

1/
Contre toute attente :

  • « Naval Aviation in Art ? », pour la part curieusement sérieuse et savante de la proposition musicale
  • « He’s So Gay », pour l’observation malicieuse de tendances sociétales fin-de-siècle
  • « Jazz from Hell », pour la formulation efficace d’un swing insolite au profit d’un nouveau jazz atonal

2/
Contrairement aux trois choix convoqués ci-dessus, l’amateur zappaïen ne doit rien calculer en amont. Dans ce monde où notre humanité semble vaciller à l’envi, il doit juste se laisser guider avec candeur et naïveté par les divers méandres mélodiques et rythmiques de la musique. L’art de Zappa ne laissera jamais insensible…

3/
1.Pour le plaisir d’une (bonne) musique méticuleusement concoctée (il n’y a aucune escroquerie primaire dans le geste zappaïen).
2.Pour ouvrir son horizon culturel (et sociétal) à autre chose que de l’attendu normé et du convenu formaté.
3. Finalement, pour ne pas mourir idiot.

Vincent Milleret

Batteur et professeur au Conservatoire de Blois, Vincent Milleret est un « zappamane » sévère, à l’origine de la création du tribute band Zappy Birthday Mister Frank, avec son acolyte Emmanuel Eveno. Depuis 2014, ZBMF parcourt l’Europe, faisant honneur à la musique de Zappa par des concerts remarquables de qualité et d’émotion, comme au festival Zappanale de Bad Doberan (Allemagne)

1/
Trois morceaux au choix sur 120 albums c’est vraiment pas beaucoup mais on va essayer :

« Inca Roads » : C’est un grand classique de FZ, une sorte de résumé miniature de son œuvre..
Pour commencer des ostinatos qui vous propulsent dans l’hyper espace, puis des sons de claviers d’une autre galaxie, suivi d’une profusion d’événements rythmiques et percussifs très tarabiscotés et surtout… cette magnifique mélodie, qui sert de thème au morceau, chantée par le divin George Duke et atomisée dans la seconde par le compositeur (Savant fou !) à coup de changements de mesures hyper complexes, d’orchestrations folles et flamboyantes conçues un peu comme un système architectural rythmique de poids et de tensions digne d’un mobile de Calder…Un magnifique solo de guitare pour conclure tout ça, bref un must !

« Stucco Homes » : tiré de l’album Shut up and Play Your Guitar, parce que cette improvisation de 8 min m’évoque ce que Frank Zappa a maîtrisé à mon sens comme personne, l’improvisation au sens de la composition en temps réel au fil de la note… Comme en musique indienne, c’est ici et maintenant ! donc pas de collection de plans techniques et autres solos de gymnaste, juste un pur feeling et une interaction incroyable, une osmose presque irréelle entre les 3 protagonistes, F.Z lui même à la guitare, Warren Cucurullo à la cithare électrique et le Grand Architecte diplômé en études supérieures de polyrythmies instantanées et batteur préféré du maître…l’immense Vinnie Colaiuta, ce titre est juste magistral !

Et enfin « Dog/Meat » qui ouvre le superbe album live avec l’Ensemble Modern parce que c’est juste… très beau… Et que cet arrangement d’Ali Askin est une superbe synthèse du Zappa Compositeur de musique sérieuse - à la fois plein d’humour et de fun mais aussi comme toujours d’une rigueur musicale redoutable.

2/
Le conseil que je donnerais au mélomane désireux de découvrir la musique de Zappa, c’est de demander conseil à quelqu’un qui connaît bien l’œuvre du moustachu. Car je pense qu’il faut vraiment une « initiation » avec des albums clés, qui correspondent à des périodes historiques des musiques actuelles, et qui correspondent également aux différents et nombreux styles et esthétiques abordés par Zappa. Si vous aimez la soul et le Rythm’n’Blues : Roxy and Elsewhere me paraît parfait ; Joe’s Garage, pour le côté sociologue funky et protéiforme. Vous aimez les solos de guitares les improvisations démentielles, Shut up and play your guitar est fait pour vous, le jazz avant-gardiste Grand Wazoo, la musique électronique Dance Me This et je pourrais continuer ainsi pendant des heures avec le hard rock, le Doo wop, la musique contemporaine… donc en fait le seul conseil que je pourrais donner à l’auditeur novice c’est qui lui faut du temps pour découvrir Zappa son univers est tellement vaste et unique….We miss you a lot Mister Zappa !

3/
Parce qu’il est unique, flamboyant, magistral, lucide , drôle, avant-gardiste, cynique dans le sens positif du terme, ultra compétent musicalement, classe, brillant. En d’autres termes, c’était tout simplement un artiste génial, très en avance sur son temps !