Chronique

Las Vegas Rhapsody

The Night They Invented Champagne

Théo Bleckmann (voc), Fumio Yasuda (arr, p), Kammerorchester/Basel Bernd Ruf (dir)

Label / Distribution : Winter & Winter/Harmonia Mundi

A l’occasion du centenaire de « Sin City » la ville néon, le pianiste et arrangeur Fumio Yasuda a écrit pour le chanteur Théo Bleckmann une Las Vegas Rhapsody très particulière, suite de morceaux libres, colorés, épiques ou virtuoses, éclairés par la pureté d’une voix perlée d’une énonciation impeccable.

Un album original et déroutant, loin du bruit et des paillettes du show-biz… dont l’action se passe en plein désert du Nevada, dans cette ville créée par le délire mégalomane du redoutable Bugsy Malone. Dans les années 1950, la pègre contrôlait la ville, ses casinos et ses palaces, obligeant le « Rat Pack » de Frank Sinatra à se produire dans d’impayables shows. Plus récemment, Martin Scorcese a brossé dans Casino un portrait violent et impitoyable de ce lieu de perdition.

B.O. d’un film imaginaire, le projet concocté par l’inclassable Stephan Winter - le catalogue du label Winter & Winter est éloquent - tiendra une place de choix dans ce surprenant inventaire. Assisté du chef d’orchestre Bernd Ruf, placé à la tête du Kammerorchester de Bâle, Fumio Yasuda s’est attaqué au répertoire des musicals, au « golden age » des standards de Cole Porter (« True Love »), de Rodgers & Hammerstein (« Out of My Dreams »), ou de ceux signés par Jerome Kern.

Ayant déjà composé un Schumann’s Bar Music ou un Charmed with Verdi pour le label munichois, Yasuda n’est point homme à s’effrayer de projets insolites. On est heureux de « retrouver » les standards de l’avant-guerre, même si l’amateur averti risque d’être surpris par des arrangements à contrecourant, servant d’écrin à une voix éthérée qui peut évoquer la fragilité tendue de Lester Young, dans « True love » ou « You Make Me Feel So Young ».

Cet Européen atypique, devenu new-yorkais et acclamé Outre-atlantique, a suivi le sillage de Sheila Jordan et Ben Monder entre autres, avant de prêter sa voix à l’alien de Men in Black… Il ne scatte pas, n’a pas le charme dévastateur d’un crooner, ne cherche pas à imiter le phrasé parfait de Sinatra. Peu de swing. L’entrain parfois surfait des tableaux en cinémascope, chantés et dansés d’Un Américain à Paris ou de Singing in the rain, l’évocation souvent racoleuse des scènes de Cabaret sont ici absentes. Son énonciation sans faille, sa justesse de timbre et son impressionnante tessiture de trois octaves et demie illuminent « You Go To My Head », pourtant immortalisé par Billie Holiday.

La contrebasse et un ballet délicat de cordes jouées pizzicati introduisent « Chim Chim Cheree », cette chanson pour enfants issue de la B.O. de Mary Poppins. Une reprise d’une tristesse poignante, bien éloignée des fades paroles de cette comptine. « My Favorite Things » (dans La Mélodie du bonheur), livré dans une version symphonique stupéfiante, grondante comme les éclairs avant l’orage, confirme l’intuition géniale qu’avait eu Coltrane en s’emparant de ces deux bluettes pour en faire ses « tubes ».

La voix irréelle de Théo Bleckmann sait éloigner la menace du kitsch, et l’orchestre gigantesque parvient à se faire discret, prêt à accompagner la romance pour une « love affair » désabusée, dans un salon tendu de velours pourpre.

Une suavité désespérante, sans mièvrerie, sur des tempi lents, volontairement étirés… comme dan le nostalgique « Smoke Gets in Your Eyes » où se murmure un chant d’amour dont le fredon demeure, persistant.

Une insidieuse mélancolie nous envahit aussitôt. Evitant les clichés, Théo Bleckmann fait naître le frisson de ceux qui savent renoncer avec élégance, et quitter l’enfer du jeu sans avoir jamais l’espoir de se refaire. Dans le monde que fait revivre cet enregistrement, on cultivait l’art de perdre avec raffinement, détachement, en cachant sa fêlure derrière un rideau de fumée.

Pour tous les amoureux d’une époque révolue, que ces mélodies rattraperont à coup sûr, ce Las Vegas Rhapsody possède un charme indéniable.