Chronique

Laurent Cugny

La Tectonique des nuages

L. Cugny (comp, arr, dir, piano, timbales), D. Linx, L. Fatien, Y.-G. Poncet (voc), P.-O. Govin (sa, sb), Th. Savy (cl, clb, s ténor), E. Karcher (cor), D. Leloup & Ph. Abraham (tb), L. Suarez (acc), Fr. Favarel (g), J. Regard (cb), Fr. Monino (b), Fr. Chaperon (dr).

Alors que la tempête du siècle s’abat sur Los Angeles, Célestina del Sol (Laïka Fatien), enceinte depuis deux ans, rencontre Anibal de la Luna (David Linx) puis son frère Nelson (Yann-Gaël Poncet). C’est cette nuit extraordinaire qu’évoque sous forme d’opéra le pianiste Laurent Cugny, qui porte le projet depuis longtemps (cf. notre interview de 2006), avec onze musiciens et trois chanteurs.

On savoure deux heures durant ce conte adapté d’une pièce de José Rivera, Cloud Tectonics, à base de temps déréglé, d’amours compliquées et de guerre vue comme absurde au fil d’une musique riche et très illustrative : en introduction, notes et rythmes roulent pour signifier l’orage, et un chorus de saxophone accompagne les ébats de Célestina et Anibal. Parmi bien d’autres exemples, on entend derrière David Linx la batterie évoquer « Son Altesse Los Angeles » quand « elle nargue le feu, nargue l’océan, nargue la terre, nargue les vents », et l’orchestre vrombit lorsque Célestina accepte l’invitation d’Anibal. Une œuvre construite de manière linéaire, donc, musique et récit à l’unisson. Les séquences se succèdent au fil du temps… mais lequel ? Quarante ans ? Quelques heures seulement ? Car on apprendra à la fin… Mais chut…

Il fallait, pour s’attaquer à ce qui est un « opéra jazz » sans l’être, ou plutôt un oratorio, un talent de composition, d’orchestration et d’arrangement hors pair. Laurent Cugny est, depuis la fin des années soixante-dix, habitué à diriger de grandes formations (L’ONJ, le big band « Lumière, l’ »Enormous Band« ), mais cette forme précise est pour lui une première. Ses quelques prédécesseurs en la matière avaient placé la barre très haut : le Porgy and Bess de Gershwin, bien sûr, ou le Carmen Jones filmé par Preminger, mais aussi Wynton Marsalis avec Blood on the Field, Carla Bley avec Escalator Over the Hill, Ivan Jullien/André Serre et leur Carmen Jazz avec Dee Dee Bridgewater… Bref La Tectonique des nuages était un défi à relever. Et on parlera volontiers de « pari réussi » [1] non seulement en raison des difficultés que son auteur a dû surmonter au fil des années mais tout simplement sur le plan artistique. Créé dans une version »concert", c’est-à-dire sans scénographie, à Jazz à Vienne en 2006, ce spectacle a ensuite été repris à Paris et à Vienne. Citizen Jazz écrivait à l’époque :

« Les musiciens […] prennent des solos courts mais nombreux, car la structure même nécessite une mise en place des plus rigoureuses, d’autant que l’histoire nous entraîne dans des méandres qu’il faut corriger astucieusement, par une musique réfléchie. S’il faut suivre le livret, dans la tradition, les arias deviennent des chansons modelées selon les personnages et les situations. Dans cette version concertante, les récitatifs […] apportent des liaisons bienvenues, dévoilant au public les fils d’une narration autrement trop complexe. Se sentant peut-être moins inventif lorsqu’il laisse par trop respirer la musique, Laurent Cugny a écrit une partition empreinte de lyrisme, dans un contexte historique et géographique toujours présent : par référence aux origines des trois protagonistes, des musiques latines de l’Entre-deux guerres - très en phase avec l’instrumentation choisie - circulent dans toute la composition. » Pour couronner cette réussite, l’écrin dans lequel se présente La Tectonique est à la hauteur de la musique. Cent pages de livret bilingue et illustré, deux CD et un DVD Blueray en 7.1, le tout dans un superbe coffret édité par Radio France sous le label Signature [2]

On y retrouvera, outre Laurent Cugny (composition, arrangements, direction musicale, piano, timbales) et David Linx, Laïka Fatien et Yann-Gaël Poncet (chant) : Pierre-Olivier Govin (saxophones alto et baryton), Thomas Savy (clarinette, clarinette basse, saxophone ténor), Eric Karcher (cor), Denis Leloup & Phil Abraham (trombone), Lionel Suarez (accordéon), Frédéric Favarel (guitare), Jérôme Regard (contrebasse), Frédéric Monino (basse) et Frédéric Chaperon (batterie).

par Gilles Gaujarengues // Publié le 24 janvier 2011

[1L’œuvre a d’ailleurs obtenu le Grand Prix de l’Académie du Jazz 2010 (catégorie « Meilleur disque de l’année ».

[2L’enregistrement a eu lieu à la Maison de Radio France en 2009/2010.