Sur la platine

Le Lisbon String Trio lance les invitations


Que le Portugal soit terre de musiques improvisées, c’est devenu une habitude. Que la scène lisboète ne soit pas avare de cordes de talents, de la guitare de Luis Lopes au violon de Carlos Zingaro, c’est un constat qui ne prend guère de temps pour être validé. Singulièrement grâce à l’insatiable travail d’Ernesto Rodrigues, acteur lusitanien incontournable de l’archet qui anime à l’alto depuis quelques années le Lisbon String Trio (LST).

Ses compagnons sont immuables : Miguel Mira au violoncelle et Alvaro Rosso à la contrebasse. Les compositions instantanées et collectives de l’orchestre s’inscrivent souvent dans une lecture très contemporaine - une expression que Rodrigues côtoie voire tutoie depuis des décennies.

Ernesto Rodrigues n’est pas le plus connu des musiciens de la péninsule ibérique, du moins dans l’Hexagone. Enregistreur infatigable, fondateur du label Creative Sources qui nous offre des pépites [1], il s’est saisi du format dématérialisé pour illustrer ses rencontres, tisser des liens et témoigner de manière régulière de ce qu’il faut considérer comme un constant work in progress.

En cinq albums assez courts, dont un en trio simple, le fougueux Proletariat, le LST se lance tous azimuts à la rencontre des improvisateurs de tous continents sur une courte période, entre mars et mai 2017. Il ne s’agit pas du plaisir de l’infinitude ; c’est au contraire une volonté de remise en question ou en danger, d’apprendre et d’assimiler les univers et les langues des autres. Ainsi sa rencontre avec la pianiste québécoise Karoline Leblanc dans Liames, qui définit l’intensité tout en conservant de la distance. En accompagnant le piano dans son rôle de quatrième instrument à cordes, travaillé à même ses entrailles, le trio convie Leblanc à étendre son jeu tout en s’intégrant parfaitement dans le dédale d’archets que bornent Mira et Rosso.

On trouvera semblable relation avec l’incroyable tromboniste italien Carlo Mascolo dans Intonarumori. Ce n’est pas l’urgence qui est ici convoquée mais une sorte de tension, proche du mouvement permanent, où le trombone préparé prolonge à la fois les rebonds de l’archet et la glisse du crin sur les cordes. Le souffle, totalement aspiré par la dynamique du trio augmenté, se transmute en un brouillard étrange où le moindre événement se comporte comme une entaille, un cahot dans une dynamique collective très dense et bruitiste où le silence est comme la surface d’un plan d’eau, qui se ride et se trouble à la moindre poussière.

La ressemblance est frappante avec l’étonnant moment capté en compagnie du clarinettiste Luiz Rocha, qui introduit presque naturellement cette Télépathie où le LST invite Étienne Brunet - ancien élève de Steve Lacy et figure du free jazz depuis 30 ans - aux côtés de Daunik Lazro ou Jac Berrocal. Une musique où les timbres et l’espace prennent néanmoins une grande importance, l’alto de Rodrigues jouant à se fondre avec le saxophone. Une direction que K’ampokol che K’aay, création très contemporaine en compagnie du clarinettiste et libre-penseur étasunien Blaise Siwula, attaque à rebours, loin de la concorde et à proximité du disque de Leblanc, avec du tumulte et des brisures nettes. Un travail qui remet le LST dans une position prismatique vis-à-vis de la musique improvisée : celle qui éclaire des recoins parfois délaissés et pourtant luxuriants.

par Franpi Barriaux // Publié le 11 février 2018

[1On citera notamment le formidable Sceneries de Christoph Erb et Frantz Loriot.