Chronique

Le double trio de clarinettes

Itinéraire Bis

Jürgen Kupke (cl), Michael Thieke (acl, cl), Gebhard Ullmann (bcl), Armand Angster (cl, bcl, cbcl), Sylvain Kassap (bcl, cl), Jean-Marc Foltz (cl, bcl)

Label / Distribution : Between the lines

C’est à une cousinade au dessus du Rhin que nous invite Itinéraire Bis. Voilà longtemps que coexistent ces deux orchestres issus de germain, nés du même bois, mais pas toujours du même bain. Le français Trio de Clarinettes où l’on retrouve Jean-Marc Foltz et Sylvain Kassap , et l’allemand Clarinet Trio, où brillent Gebhard Ullmann ou Jürgen Kupke, se ressemblent intrinsèquement. Certes, l’un est plus improvisé, l’autre plus proche des musiques écrites occidentales. Bien sûr, les Français vont au plus profond des basses quand les Allemands cherchent l’équilibre des timbres. Mais dans cette rencontre, les différences s’estompent sans se lisser. Sous l’égide du festival Jazzdor, pont solide entre la France et l’Allemagne, les six musiciens ont conçu un langage véhiculaire dont le timbre est le verbe.

Ainsi, un morceau comme « Variationen über Rauch und Moder » est une plongée qui expose toutes les constructions possibles de cet orchestre inédit. Autour d’un motif répétitif dont se saisit tour à tour chaque clarinettiste, une architecture subtile se bâtit, pleine d’espace et de souffle. Paru sur le label allemand Between The Lines, cette alliance millimétrée de six univers distincts permet la rencontre de fragiles particules, entre le râle puissant de l’énorme contrebasse d’Armand Angster et le frêle alto de Michael Thieke. « Charles Town, But Yesterday [1] », morceau d’une rare intensité au pivot de l’album permet d’apprécier la grande malléabilité de la masse orchestrale, où des notes lointaines et des stridences éthérées peuvent en instant se replier en une densité conquérante dans la chaleur d’un tutti de clarinettes basses. Cette recherche de l’harmonie plus que du heurt pourra faire songer à des quartets de saxophones tel que Jazzophone pour la recherche instinctive et charnelle de l’ordonnancement des timbres.

Le jeu sur la distance parfois imprévisible entre les musiciens permet d’envisager de longues plages de silences saupoudrées de giboulées soudaines compactes et chaleureuses (« Desert… Bleue… East »). Ce Double Trio évacue très vite toute débauche de virtuosité un peu vaine et toute trivialité ; certes, sur « Almost Twenty-Eight », la pièce inaugurale, il s’amuse, via une parodie de swing, de l’image faussement compassée que revêt cet instrument dans le jazz. Mais on est plus proche ici de la recherche de tension chère à Laurent Dehors que de la pochade. Itinéraire Bis conduit à la triple entente : celle de deux orchestres qui misent sur leurs différences pour élargir leur champ d’action. Celles de deux cultures que tout unit, jusqu’à leur singularité. Celle enfin d’une musique nourrie aux différents courants du XXe siècle et qui se trouve célébrée ici de belle manière, à la fois brute et remarquablement ouvragée. Une concorde salutaire qui ravira les oreilles les plus curieuses.

par Franpi Barriaux // Publié le 3 mars 2014

[1Jeu de mot kassapien sur Charleville-Mézières…