Tribune

Le jazz a-t-il un futur ?

Depuis Hegel annonçant la fin de l’Histoire après la défaite allemande d’Iéna jusqu’aux plus récents Kojève et Fukuyama, en passant par le très pessimiste Philippe Murray, l’humanité est confrontée à sa survie et se pose la question : Quand du Nouveau apparaîtra-t-il et surtout peut-on espérer qu’il apparaisse un jour ?


Depuis Hegel annonçant la fin de l’Histoire après la défaite allemande d’Iéna jusqu’aux plus récents Kojève et Fukuyama, en passant par le très pessimiste Philippe Murray, l’humanité est confrontée à sa survie et se pose la question : Quand du Nouveau apparaîtra-t-il et surtout peut-on espérer qu’il apparaisse un jour ?

Pourquoi en serait-il autrement pour les trois disciplines majeures de l’activité humaine que sont la Philosophie, la Science et les Arts. Combien de prophètes entend-t-on répéter qu’il n’y a plus de peinture après Picasso, qu’il n’y a plus de littérature après Proust, que les deniers grands philosophes ont disparu, que les scientifiques piétinent, que la poésie est morte avec Mallarmé et Char, que la musique dite « classique » stagne et que le jazz est fini, s’est fossilisé, soit pour les uns à la mort d’Armstrong [1], soit pour d’autres à la disparition de John Coltrane [2]. Pour d’autres même, et non des moindres, le jazz n’a pas d’intérêt artistique ; je pense aux propos du grand philosophe Adorno et de l’exceptionnel chef et compositeur Pierre Boulez, pourtant pianiste de bar à Lyon [3] dans sa jeunesse, lorsqu’il préparait les concours d’écoles d’ingénieurs.

Le compliqué face au complexe

Les approches et les lectures, celles du philosophe Deleuze, reprenant en particulier le thème du pli [4] développé par Leibnitz puis posant le concept de chaoïde à partir du Chaosmos cher à James Joyce [5], enfin celles de Joël de Rosnay [6] et d’Edgar Morin à propos de la complexité et de la pensée complexe [7], que le jazz, comme la poésie, la science et la philosophie avaient toutes les chances de durer, d’évoluer et de créer du Nouveau.

La lecture de l’opus de Deleuze Le pli, Leibnitz et le baroque éveille l’attention sur cet « événement » [8] qu’est le pli. L’apparition de l’art baroque, totalement imprévisible à l’époque florissante et rayonnante de la Renaissance - déjà fin de l’histoire de l’ART avec la naissance de la période moderne – tout en faisant partie des possibles compossibles, était très incertaine. Par la suite, force est de constater un nombre de plis conséquent, dans tous les domaines de l’activité humaine et tout particulièrement dans la philosophie, dans les sciences et dans les arts.

La notion de chaoïde, activité du Chaosmos (mot valise constitué du Chaos et du cosmos) [9] vient directement des recherches scientifiques propres à la physique et tout particulièrement à la physique des particules. L’examen scientifique du phénomène des turbulences a amené le savant Lorentz à se pencher sur ce qu’il a appelé les « attracteurs étranges ». De quoi s’agit-il ? À partir de turbulences atmosphériques tout à fait en désordre, il se produit une construction ordonnée peu prévisible. Exemple du tourbillon cyclonique. Ces notions se font très présentes au XXe siècle et s’appuient sur les découvertes de l’existence de systèmes vivants à haute complexité. D’où l’idée de définir tout d’abord les différences existant entre le « compliqué » et le « complexe ». Le compliqué est apparu à la connaissance de l’homme dès qu’il a su décrire son environnement et appréhender les difficultés où il se débattait dans sa vie quotidienne. Quelle que soit cette difficulté, la solution apparaissait linéairement (à une cause correspond un effet.). Si aucune solution n’était trouvée, l’homme se retournait vers le surnaturel, voire le divin ; la téléologie régnait en maître. La complexité, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, conduit l’homme à la fois vers l’idée d’irréversibilité et vers la préhension de son libre-arbitre. Celui-ci doit prendre conscience de l’existence de l’incertitude et apprendre à la maîtriser dans la mesure de ses connaissances et de ses compétences [10]. Heureux sont les systèmes à complexité croissante, car ils deviennent autonomes, créatifs et/ ou innovants. Edgar Morin et Jean-Louis le Moigne, voulant appliquer ces avancées physiques à l’intelligence humaine, définissent la pensée complexe dans son cadre de « systémie en mouvement » par ses trois principes (le dialogique, le récursif et l’hologrammique) [11].

En d’autres termes :

• La Pensée compliquée tend à réduire au plus simple possible.
• La Pensée complexe ne peut que constater la difficulté à réduire au « plus simple ».
• Le compliqué se traite « au couteau », alors qu’il faut « un pinceau » pour aborder la complexité.

Leibnitz et ses « mondes » compossibles [12] faisaient déjà le pari de l’existence de phénomènes complexes créant un univers possible, le nôtre, au milieu d’un nombre incalculable d’univers possibles : « Deux possibles sont compossibles s’ils sont possibles en même temps », écrivait-il. Et… ce sont justement tous les caractères complexes entremêlés, parmi des Chaos successifs depuis le début (Big Bang, Big Bounce [13] ou autre début, si début il y a…) qui ont amené, sans doute par hasard et grâce à une auto organisation, la naissance de notre univers face à tous les autres possibles. Chaos, désordre puis ordre, pli/événement, monde possible au milieu des compossibles, univers complexe, autant de notions qui amènent à penser et à « interpréter ».

Et tout d’abord pourquoi s’attacher en priorité à la musique ? Nietzsche lui-même pensait que la musique était l’art des arts, qu’elle était dionysienne face aux autres arts, tous apolliniens [14]. La Musique est l’Idéal artistique.

Le monde possible du jazz

Et… C’est dans le jazz, sans aucun doute, aussi bien que dans certaines musiques qui lui sont affiliées, que cette composante dionysienne est la plus marquée. Le mot « métamorphose » est essentiel dans la définition du philosophe, mot repris aujourd’hui par Edgar Morin dans des domaines plus sociopolitiques [15]. Pour quelles raisons ?

• Le désordre initial :

  • Déportation des Africains en 1619 vers les Amériques.
  • Arrivée en Louisiane et en Géorgie, au Brésil, dans la Caraïbe…
  • Interdiction de jouer du moindre instrument africain.
  • Souffrances de l’esclavage.

• Le chaos survenu :

  • Choc des cultures entre la musique des églises, la musique dite « classique » et la musique restée dans la mémoire africaine.
  • Re-création d’instruments hétéroclites pour le chant et le rythme.
  • Turbulences issues de ce chaos.

• Les Mondes Compossibles :

  • Diverses formes musicales en gestation dans nombre de ces pays regorgeant d’esclaves.
  • Naissance de styles musicaux s’appuyant sur les traditions populaires déjà installées sur place ou sur la musique classique jouée à la Nouvelle-Orléans par les « colons ».

• Ordre du Monde possible du Jazz :

  • Est-ce le hasard de ces rencontres croisant la nécessité de l’advenue d’une nouvelle grande musique, une nouvelle vie de la Musique, avec un grand « M » ?
  • Est-ce tout simplement le fruit totalement incertain et inattendu du mariage entre une musique dite classique et une mémoire africaine ne demandant qu’à ressurgir là où on l’attendait le moins, peut-être pour rappeler que l’Afrique était le berceau de l’Humanité ?
  • Serait-ce un attracteur étrange, en provenance de bifurcations dues à des turbulences d’événements se produisant loin de l’équilibre [16], dans une schizophrénie génésique, catastrophe apprivoisée, déformation / transformation chères à Alfred Jarry : « Un cerveau vraiment original fonctionne exactement comme l’estomac de l’autruche : tout lui est bon, il pulvérise les cailloux et tord les morceaux de fer. Qu’on ne confonde point ce phénomène avec la faculté d’assimilation, qui est d’une autre nature. Une personnalité ne s’assimile rien du tout, elle déforme ; mieux elle transmute, dans le sens ascendant de la hiérarchie des métaux. Mise en présence de l’insurpassable - du chef-d’œuvre -, il ne se produit pas imitation, mais transposition [17]. » Charles Baudelaire écrit aussi : « Garde tes songes ; les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! [18] »

Le jazz, musique de chair, pulsatile, issue de la magie africaine.

Ne serait-ce pas comme pour tout « existant vivant » une forme d’auto-organisation fondée sur cette complexité croissante ? Le fait est que le jazz, art majeur du XXe siècle mais aussi du XXIe et plus - Eric Satie aimait à le prophétiser - naquit en Louisiane. La première trace enregistrée date de février 1917. Les autres mondes compossibles, malgré les décennies passées restent assez inchangés ; la samba ou le reggae en sont des exemples probants. Dès lors il est tout à fait pertinent de penser que ce qui fait le jazz si singulier tout en étant pluriel c’est son caractère d’extrême complexité, apparente au plus haut niveau dans l’improvisation qui porte en elle, venue ou à venir, sa pensée et son jeu complexes.

Cette improvisation est cette « divine » surprise, dialogique [19], car reposant sur un appel parfois antagoniste de questions et de réponses entre musiciens, tendant à construire une homéostasie musicale. La note bleue elle-même, levain du jazz, est cette note qui, résonnant « falsetto », placée en équilibre entre le ton et le demi-ton, donne à cette musique ce son si particulier, symptôme de son aura. Elle est de même récursive, car elle engage musiciens et mélomanes dans un tourbillon se présentant à la fois comme producteur et produit. L’interprète est producteur de son chorus, puis il entraîne, chemin faisant, la venue d’un nouveau chorus, et ce, au sein d’une cercle vertueux. Enfin elle est hologrammique, car on trouve en son sein chaque élément du thème qui enveloppe lui-même toutes les composantes du chorus. Chaque cellule d’improvisation contient toutes les informations du thème. Ces caractères inhérents à la complexité se retrouvent quel que soit le type d’improvisation choisi. Chaque style de Jazz est du jazz.

L’improvisation fait échec à l’usage de procédés.
Elle permet de sortir de d’indéfiniment reproduit pour aller vers l’infiniment développé.

Paul Audi écrit dans son opus « Jubilations » à propos de son esth/éthique : « Ce qui compte, c’est que l’improvisation a tout à voir avec le corps de chair et, partant, avec la levée de cette jouissance (jubilation) dont le corps est le lieu. » Improvisation (même racine qu’imprévu, imprévisible, donc incertain dans sa complexité) : procès, procession, processus, mais en aucune manière procédure. L’improvisation fait échec à l’usage de procédés. Elle permet de sortir de l’indéfiniment reproduit pour aller vers l’infiniment développé. Ainsi le jazz, pensé et joué dans cette dynamique du « chemin faisant » ira, et pour longtemps, d’une création à l’autre et dans l’instant. Mais finalement, si sa structure, sa pulsation, son caractère imprévisible donnent au jazz sa pluralité, il faut y ajouter, et c’est cela qui lui donne sans doute toute son originalité, le son, sensation magique et hypnotique de cette musique. La convergence des trois éléments suivants [20], Armature, Figure et Contour, génèrent ce son propre à confirmer le caractère imprévu, charnel et pulsatile de cette musique. Le thème à jouer, sa forme choisie ou instantanée, la formation musicale elle-même constituent l’Armature. De la forme provient la Figure par la rencontre des musiciens dans une organisation en train de jouer le défaire / faire. Le Contour, par un mouvement d’extension et l’Armature par un mouvement de contraction vers tout le corps, maintiennent cette ondulation / modulation, cette « tension – détente » qui fait tout le Jazz et son mystère.

La seconde partie du XXe siècle a apporté la confirmation que sans complexité, il n’y aurait rien eu dans l’Univers. Lui-même existerait-il sans elle ? Au milieu de toutes les activités humaines, trois disciplines apparaissent comme essentielles à la vie et à la survie de l’Homme : La philosophie, les Sciences et les Arts. La musique, art dionysien vers lequel tendent tous les autres, est soumise aux effets de déconstruction / construction que lui impose la complexité, paradoxe du vivant. Le jazz, musique incertaine, improbable, totalement inattendue, magique pourrait-on dire, est la musique de la complexité ; la complexité étant la seule à pouvoir créer le jazz.

Le jazz est toujours vivant

Le pari du propos est dès lors de dire que la fin de l’histoire du jazz est une imposture, et qu’il faut, musiciens et mélomanes, continuer à jouer et à écouter en espérant qu’agisse, chemin faisant, l’effet de sérendipité [21]. Jouons dans l’instant, à l’instinct ! Nous trouverons peut-être sans chercher, à condition néanmoins « d’y mettre sa peau [22] », de risquer le jazz, de risquer même de le détruire pour le reconstruire, de jouer ouvert, de bâtir une véritable anarchitecture.

Allons une fois pour toutes de l’indéfiniment reproduit à l’infiniment développé, de l’indéfini et du reproduit au développé en espérant la métamorphose. À chaque métamorphose, une nouvelle origine du jazz, c’est là son futur.
Ainsi le chemin nous mènera non plus du créateur à sa création, mais d’une création à l’autre.

par Michel Yves-Bonnet // Publié le 3 novembre 2014
P.-S. :

Cet article est le prolongement et l’enrichissement d’une communication faite lors du Grand Atelier MCX « Formation et Complexité » de Lille en septembre 2003.

[1Panassié Hugues / Gautier Madeleine, Dictionnaire du Jazz (préface de Louis Armstrong), Albin Michel, 1971, p.95. et p. 245.

[2Jalard Michel-Claude, Marseille, Le Jazz est-il encore possible ? Parenthèses / Epistrophy 1996 p.183.

[3Information reprise sur les ondes de France Culture lors des 80 ans du musicien en 2005.

[4Deleuze Gilles, Le Pli, Leibnitz et le baroque, Paris, les Editions de Minuit, 1988, en particulier p. 5 et p. 43-44.

[5Deleuze Gilles et Guattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Editions de Minuit, 1991/2000, p. 196.

[6Lire de Rosnay Joël, Paris, Le Macroscope, Le Seuil, 2001.

[7Morin Edgar, Paris, Introduction à la pensée complexe, ESF, 1999.], amènent à penser, ou plutôt à faire le pari, comme dans l’ouvrage Jazz et Complexité [[Yves-Bonnet Michel, Paris, L’Harmattan, 2010.

[8« L’événement, c’est ce qu’on ne voit pas venir, ce qu’on attend sans attendre et sans horizon d’attente » : Derrida Jacques. – Échographies de la Télévision, entretiens filmés av. Bernard Stiegler - Ed. Galilée-INA, 1996, p.119.

[9La lecture du Chaosmos de Collot Michel, chez Belin, 1998, est une démonstration poétique de l’effet « Chaos ».

[10Lire à ce propos l’ouvrage d’Arnaud Spire, Paris, La pensée-Prigogine, Desclée de Brouwer, 1999.

[11Morin Edgar / Le Moigne Jean-Louis, Paris, L’intelligence de la complexité, L’Harmattan, 1999, p. 254-255.

[12In Leibniz Gottfried Wilhelm, Monadologie, Reclam, 1998.

[13Bojowald Martin, Paris, L’Univers en rebond, Albin Michel, 2010.

[14In Nietzsche Friedrich, Paris, Le Crépuscule des idoles ou la philosophie à coups de marteau, « Flâneries inactuelles », Hatier, 1988.

[15Morin Edgar, Paris, Ma gauche, François Bourin éditeur, 2010, p. 254.

[16Prigogine Ilya, Paris, La fin des certitudes, Éditions Odile Jacob, Sciences, 1996, p. 80.

[17Jarry Alfred, Paris, La chandelle verte, Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p.393.

[18Baudelaire Charles, « La Voix », in Les fleurs du Mal, Librio, 2004.

[19« Même l’improvisation en solitaire est « dialogique » par essence : elle suppose la présence de l’autre, l’appel à l’autre et le vrai/faux retour de cette adresse sous la forme d’un autre appel, celui-ci étant seul capable de révéler chaque fois au destinateur la teneur jusque-là ignorée de son envoi. » (Audi Paul, Paris, Jubilations, Christian Bourgois éditeur, 2009, p.116.)

[20Deleuze Gilles, Francis Bacon, Logique de la sensation, Seuil / L’ordre philosophique, 2002, p. 113.

[21D’après la légende, la sérendipité est l’apanage des trois princes de la principauté de SÉRENDIP qui font des découvertes imprévues, sans vraiment chercher et… chemin faisant. Alexander Fleming pour la pénicilline, et le « noir » de Pierre Soulages en sont des exemples significatifs.

[22Van Gogh Vincent, Paris, Correspondance complète, II, Gallimard-Grasset 1960, p. 234.